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TOURNEUR JACQUES (1904-1977)

Un art de la discrétion

On a défini l'art de Tourneur comme un art de la suggestion qui se servirait du hors-champ pour en montrer le moins possible. Le mouvement de balancier veut qu'aujourd'hui cette idée reçue soit remise en question par Pierre Alferi comme par Marcos Uzal dans son livre sur Vaudou. Tout serait dans le champ, mais ce tout est de l'ordre du fugitif, du ténu : un regard, une ombre, un coup de vent, l'intensité d'un éclairage... Le vrai paradoxe est celui que met en avant Petr Kral : « Une des plus „lyriques“ de tout le cinéma américain, l'œuvre de Tourneur marque moins la mémoire par les histoires qu'il raconte que par les images auxquelles elles servent de support et qui, elles, savent s'inscrire au plus profond de la chair. Le paradoxe, c'est qu'il s'agisse en même temps d'images entre toutes fluides et glissantes ; à la différence de celles d'un Fuller ou d'un Hitchcock, gravées littéralement dans la mémoire avec la netteté acide, lancinante, d'une eau-forte, celles de Tourneur sont brûlantes dans leur fuite et dans leur discrétion mêmes. »

Le cinéma de Tourneur est hanté, durant la période où il travaille pour la R.K.O., par des figures féminines inquiètes (Simone Simon, Frances Dee). Par la suite seront surtout mis en avant des personnages masculins affrontés à des énigmes ou pris dans des pièges, et incarnés par des acteurs austères comme Dana Andrews, Joel McCrea ou Ray Milland... On peut dire que l'œuvre de Tourneur a pour sujet la menace, l'anxiété, la lassitude. « Toute réalité est de l'ordre du mystère, de l'étrange, de l'ineffable. Il faut l'appréhender de l'intérieur, par la suggestion et l'imagination. Le regard qui ira le plus profond en elle a toutes chances d'être celui d'un étranger, et Tourneur restera en Amérique l'un des cinéastes les plus étrangers à ce pays, en proie à une surprise continuelle, à une totale et ingénue disponibilité », dira Jacques Lourcelles. La démarche de Tourneur peut être dite empreinte de pudeur. Pudeur, discrétion, mystère... Deux procédés tourneuriens sont à cet égard très significatifs. Son injonction aux acteurs de « parler deux fois moins fort », et son goût pour le tournage dans le noir. L'actrice Jane Greer (Out of the Past) avait été frappée par le fait qu' « il faisait si noir sur le plateau que la moitié du temps on ne savait pas qui d'autre s'y trouvait ». Tourneur lui-même précise : « Dans mes films d'horreur, je tenais à ce que tous les hommes soient en bleu-noir, toutes les femmes en noir et le décor presque noir. On a alors un effet étonnant. On a l'impression que les figures flottent dans les ténèbres. »

Maurice Tourneur, auprès de qui Jacques Tourneur commença à travailler, fut un cinéaste célèbre à Hollywood à l'époque du cinéma muet. Il était alors considéré à l'égal des plus grands. Avec les changements de perspective et de valeurs induits par le passage du temps (notamment l'oubli dans lequel est tombé le cinéma muet), Jacques Tourneur jouit aujourd'hui d'une renommée bien plus importante que son père, dont on ne se souvient finalement que grâce à lui.

— Jean-Louis LEUTRAT

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Média

<it>La Griffe du passé</it>, de J. Tourneur, 1947 - crédits : 1947 RKO Radio Pictures Inc./ Collection privée

La Griffe du passé, de J. Tourneur, 1947

Autres références

  • LA FÉLINE, film de Jacques Tourneur

    • Écrit par
    • 969 mots

    Avec Citizen Kane (1941) puis La Splendeur des Amberson (1942) d'Orson Welles, la compagnie Radio Keith Orpheum (R.K.O.) renouvelle le cinéma américain. L'arrivée de Val Lewton au poste de producteur constitue un autre tournant. Il est en effet chargé d'étendre le catalogue des films d'horreur...