BREMOND HENRI (1865-1933)

Bremond et le discours mystique

Dès le départ, aussi, l'enquête historique est animée par l'intention d'en dégager une philosophie : « le côté littéraire » n'est pour lui « qu'une amorce » ; si l'oraison mystique est « union silencieuse avec Dieu », il a l'ambition de « découvrir partout » ce phénomène, « (à l'état d'ébauche, d'étincelle rapide), de montrer que nous sommes tous mystiques, comme tous poètes, tous inspirés, et de ramener tout à cette rencontre ou longue et constante (chez les mystiques proprement dits) ou rapide (chez tout le monde) avec Dieu ». De cette philosophie, il avait déjà esquissé les grands thèmes dans une introduction à l'Histoire (« L'Échelle mystique », ou « Poésie, dévotion, extase ») qu'à la dernière minute il jugea plus prudent de ne pas publier, mais qu'il remploiera ailleurs (en particulier, dix ans plus tard, dans Prière et poésie) et qu'il ne cessera de vouloir reprendre sur une base plus large. Cette ambition théorique explique la panne qui semble affecter la publication de l'Histoire du sentiment religieux entre 1922 et 1928, puis le changement de cap qu'elle opère. La réputation de Bremond, qui a été élu en 1923 à l'Académie française, atteint alors un plus vaste public. Il rompt des lances en faveur du romantisme contre un groupe de jeunes disciples de Maurras – Henri Massis, Jacques Maritain, Henri Ghéon – qui se proclament néo-classiques en littérature, néo-thomistes en philosophie. Surtout, un discours lu le 24 octobre 1925 à la séance publique des cinq Académies (la poésie est en son essence une « magie recueillante, comme parlent les mystiques, et qui nous invite à une quiétude où nous n'avons plus qu'à nous laisser faire, mais activement, par un plus grand et meilleur que nous » ; les arts « aspirent tous, mais chacun par les magiques intermédiaires qui lui sont propres, à rejoindre la prière ») suscite dans le monde littéraire un débat passionné sur la poésie pure. Ces apparents « divertissements » représentent en fait des fragments échappés au naufrage d'un livre que Bremond rêve alors d'écrire et qu'il aurait intitulé Emmaüs, « volume de théorie sur les trois expériences, mystique, religieuse, poétique », cette dernière permettant comme les autres, mais sous une forme plus fugitive, d'apercevoir « le fond de l'âme s'ouvrant en éclair au don de présence ». Dans la même perspective, mais en restreignant cette fois prudemment le champ, les volumes suivants de l'Histoire (La Métaphysique des saints, t. VII et VIII, 1928), ceux qui provoqueront les polémiques les plus vives, abandonnent le récit historique pour dégager « une synthèse proprement doctrinale, une théorie, une métaphysique de la prière chrétienne [...], toute construite déjà par nos vieux spirituels » : l'essence de cette prière se ramène à un « amour pur » totalement désintéressé et « théocentrique », un « laisser-faire à Dieu » qui s'éprouve plus nettement dans les états de sécheresse et de foi nue où il ne risque pas d'être altéré par les « consolations sensibles ». Mais en dernière instance, pour Bremond, comme il l'écrivait à Loisy (car il ne cessa vis-à-vis de celui-ci, non seulement de témoigner sa fidélité amicale, mais de souligner ce qui rapprochait leur « philosophie spirituelle », leur « conception du mysticisme »), « la perception du divin, cette expérience première d'où sont nées toutes les religions, est a- ou supra-orthodoxe par définition, puisqu'elle n'est pas d'ordre discursif ». Plus globalement, il se refuse à introduire une différence de nature (sinon de degré) entre formes « religieuses » et « profanes » de cette expérience fondamentale.

Ainsi une philosophie n'a cessé tout à la fois de se chercher, de s'exprimer et de se voiler dans le projet historique. Panmysticisme, puisque le mysticisme est « le grand fait religieux auquel tout » – et pas seulement les phénomènes considérés comme religieux – « se rattache », et que la connaissance mystique fournit le paradigme de toute connaissance réelle. Cette philosophie répondait à « l'inquiétude » personnelle de Bremond, elle proposait une issue à la crise religieuse – le modernisme – dans laquelle il avait été entraîné. On peut lire toute son œuvre, en effet, comme un essai de justification de sa propre expérience intérieure : le discours mystique permet de supporter le silence de Dieu, il révèle que Dieu ne se manifeste jamais mieux que dans et par le silence. Mais, sur un plan plus général, le modernisme, tel du moins que l'a vécu Bremond, a miné la crédibilité des discours religieux consacrés, dans l'ordre historique comme dans l'ordre dogmatique et institutionnel : Dieu ne parle plus – ou on ne parle plus réellement de Lui – dans le texte reçu de la vie de l'Église. Or le discours mystique – discours paradoxal puisqu'il renvoie toujours au silence, mais discours familier puisque « nous sommes tous mystiques » – est ainsi le seul discours pleinement réel. Indépendant dans son inspiration première des dogmes, des institutions, des discours officiels, le discours mystique ne les abolit pas : s'il les relativise, il les rejustifie en leur communiquant de son authenticité.

— Émile GOICHOT

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  • : agrégé de l'Université, docteur ès lettres, professeur à l'université des sciences humaines de Strasbourg

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