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FICTIONS, Jorge Luis Borges Fiche de lecture

L'auteur, le lecteur, le texte

On peut diviser les Fictions en trois catégories. La première est celle dont l'auteur s'est dit le moins satisfait (« je ne suis pas très fier du résultat »), à savoir la nouvelle policière. Borges, commentateur de Poe et complice de l'écrivain argentin Bioy Casares, lui aussi auteur de récits fantastiques et policiers, est un fin connaisseur du genre. « Le Jardin aux sentiers qui bifurquent » présente un mystère criminel qui sera, comme il se doit, éclairci dans l'épilogue par le narrateur. Mais l'intrigue n'est que prétexte à d'autres suggestions : un texte dans le texte, qualifié de « labyrinthe de labyrinthes », s'attache à explorer la prolifération des futurs possibles sans jamais prononcer le mot clé de l'énigme commune : le temps. Le jardin-labyrinthe qui incarne une intrigue improbable figure bien l'infinité des temps à venir, qui renvoie finalement le narrateur et son lecteur à une forme d'éternité. Dans ces nouvelles, Borges aime à lier les points de l'espace et du temps les plus distants. Avec « Le Jardin », le rêve d'un roman perdu conjoint l'ancienne Chine et une villa de la campagne anglaise. Dans « La Mort et la Boussole », la mystique juive sert d'instrument à une vengeance ourdie patiemment.

L'érudition, qui mêle allègrement la bibliographie savante, les références douteuses et la pure invention, est une des formes narratives que Borges affectionne. Plusieurs nouvelles de Fictions se présentent comme de savoureuses notices, consacrées à des ouvrages ou à des écrivains dont l'authenticité est à étudier de très près. Truffés de fausses pistes que le lecteur – pivot de l'entreprise borgésienne – est invité à détecter, ces textes-canulars ont aussi leur énigme : celle de la littérature. Le faux article consacré à Pierre Ménard, dont le projet fut de réécrire le Quichotte, est un brillant exemple des chausse-trapes borgésiennes. Derrière le pastiche d'une nécrologie à la française se déploie une révision dévastatrice des trois piliers du livre : l'auteur, le lecteur et le texte.

Enfin, les grandes fables nous interrogent sur le réel et le langage (« Tlön Uqbar Orbis Tertius »), sur le hasard (« La loterie à Babylone »), sur le temps et la mémoire (« Funes ou la mémoire »), purs chefs-d'œuvre que viendront compléter en 1949 les nouvelles de L'Aleph. À ceux qui trouvent son univers un peu désincarné, Borges a répondu avec « Le Sud », histoire d'un homme qui lui ressemble comme un frère. Au premier degré, le récit se lit comme celui d'une destinée marquée par les aléas de la vie et de la mort. Un minutieux agencement de symétries suggère une deuxième lecture où le rêve permet d'affirmer la suprématie de l'esprit sur le corps. Un dernier déchiffrement propose une remontée fantastique vers les lieux et les temps de la fondation nationale, voyage où l'homme venu du Nord accomplit sa « destinée argentine ». Une des fonctions de la littérature, dit Borges, est de « léguer à la mémoire des hommes un passé illusoire ». Son double veut être le fils de Martín Fierro, le héros épique de José Hernández (1834-1886), et nous autres, lecteurs, avons vécu à Babel et à Babylone.

— Ève-Marie FELL

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Pour citer cet article

Ève-Marie FELL. FICTIONS, Jorge Luis Borges - Fiche de lecture [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Jorge Luis Borges - crédits : Horacio Villalobos/ Corbis/ Getty Images

Jorge Luis Borges

Autres références

  • BORGES JORGE LUIS (1899-1986)

    • Écrit par Saul YURKIEVICH
    • 3 284 mots
    • 1 média
    Vagabond lettré, Borges se veut le flâneur qui s'adonne aux plus vastes déambulations livresques, dont « La Bibliothèque de Babel » est comme l'allégorie. Son œuvre suppose un prolifique mais jamais profus « théâtre de variétés » où le vernaculaire côtoie l'exotique, où les espions s'allient aux sinologues...

Voir aussi