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DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE, Étienne de La Boétie Fiche de lecture

Le pouvoir, ennemi de l'homme

La Boétie est sans doute le premier à aventurer l'idée que les relations sociales ne doivent, en aucune façon, entraver l'indépendance des individus, qui en sont les protagonistes. S'il annonce le célèbre propos de Rousseau, « L'homme est né libre et partout il est dans les fers », il outrepasse le constat désabusé auquel s'arrêtera le philosophe des Lumières. S'interrogeant sur cette aberration qui conduit un être, né pour pousser plus avant la liberté dont les animaux jouissent naturellement, à se soumettre au joug du pouvoir, au point de mener une existence de bête de somme, il découvre la raison de l'infortune qui accable l'humanité depuis des siècles : « C'est le peuple qui s'asservit, qui se coupe la gorge. »

À la différence de Machiavel, dont le minutieux examen des mécanismes du pouvoir a servi tout aussi bien le dessein des despotes que celui des tenants de la liberté, La Boétie évite ce qu'offre d'ambigu la prétention à l'analyse objective. Les admonestations qu'il adresse aux victimes d'une servitude volontaire, assimilée par lui à un état morbide, n'ont rien perdu de leur pertinence ni de leur modernité.

Or quelle est la cause des malheurs qui accablent une quantité si considérable d'hommes ? Faut-il les imputer à la toute-puissance d'un impitoyable maître ? Mais celui-là, remarque La Boétie, « n'a que deux yeux, n'a que deux mains, n'a qu'un corps, et n'a autre chose que ce qu'a le moindre homme du grand et infini nombre de nos villes, sinon l'avantage que vous lui faites pour vous détruire. D'où a-t-il pris tant d'yeux, dont il vous épie, si vous ne les lui donnez ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s'il ne les prend de vous ? [...] Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous ? ».

Et ce jeune homme, qui, au-delà de sa mort prématurée, continue de raviver la jeunesse du monde, a ce mot que notre époque commence à peine à entendre et à pratiquer : « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. »

Faut-il s'armer pour abattre le tyran ? Nullement. « Je ne veux pas que vous le poussiez ou l'ébranliez, mais, seulement, ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même fondre en bas et se rompre. »

Supporter la férule ne sollicite rien que résignation et passivité, créer des conditions propices aux libertés implique conscience, détermination, effort. Là où les bêtes capturées regimbent, préférant parfois la mort à l'esclavage, les citoyens ont abdiqué leurs droits de nature. Leurs sociétés ont enchaîné à la « dénaturation des gouvernants » la « dénaturation des gouvernés ». Une corruption générale du sens humain a soudé dans un accouplement mortifère maîtres et esclaves, exploiteurs et exploités.

Qu'est-ce que l'homme de pouvoir ? Un être sans qualité, un « homoncule » ne se souciant ni d'aimer ni d'être aimé mais seulement de contraindre et d'acheter, d'obtenir par ruses et flatteries ce que la force brutale échoue à arracher. N'ayant devant lui que des êtres avilis, au « cœur bas et mou », il n'est que trop déterminé à tenir un rôle où les manigances et le calcul ne laissent aucune place aux plaisirs de la vie. Il existe une connivence entre tous ces valets de bas et de haut rang qui sont là à « rire à chacun et néanmoins se craindre de tous [...], à ne pouvoir être joyeux et n'oser être tristes », méprisant ceux qui les honorent et honorant ceux qui les méprisent. Dans cette rupture avec la nature, à laquelle induit un système social fondé sur la servitude volontaire, La Boétie perçoit l'essence commune du pouvoir et de la religion, qui désintéresse l'homme de son corps et de la terre. C'est seulement en se redécouvrant comme être[...]

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Pour citer cet article

Raoul VANEIGEM. DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE, Étienne de La Boétie - Fiche de lecture [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • MONTAIGNE MICHEL EYQUEM DE (1533-1592)

    • Écrit par Fausta GARAVINI
    • 8 167 mots
    • 1 média
    ...fait défaut : ils sont en quelque sorte le moyen, pour Montaigne, de continuer son dialogue avec le disparu, à qui l'ouvrage est implicitement dédié. Le premier livre, en effet, est tout entier construit autour du texte quiavait procuré à Montaigne la « première connaissance » de celui qui allait devenir...
  • ÉTAT (notions de base)

    • Écrit par Philippe GRANAROLO
    • 3 054 mots
    ...Aucun penseur n’a mieux décrit l’état paradoxal de cette obéissance qu’Étienne de La Boétie (1530-1563), dans l’unique ouvrage qu’il nous a laissé, De la servitude volontaire. « Si deux, si trois, si quatre cèdent à un seul ; c’est étrange, mais toutefois possible [...] Mais si cent, si mille se laissent...
  • LA BOÉTIE ÉTIENNE DE (1530-1563)

    • Écrit par Jean-Yves POUILLOUX
    • 748 mots

    Fils d'un lieutenant du sénéchal du Périgord, d'une famille de magistrats, Étienne de La Boétie appartient à cette bourgeoisie cultivée sur laquelle la monarchie s'est appuyée dans ses efforts pour affermir son pouvoir contre les restes de la féodalité. Après des humanités classiques, il étudie le...

  • NON-VIOLENCE

    • Écrit par Jacques SEMELIN
    • 5 888 mots
    • 7 médias
    ...irréductibles d'une situation de domination sont, d'une part, la coercition des oppresseurs et, d'autre part, la coopération plus ou moins forcée des opprimés. Le propos rappelle Le Discours de la servitude volontaire d'Étienne de La Boétie qui notait en son temps : « Je désirerais seulement qu'on me fît...
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Voir aussi