TROUBLES DÉPRESSIFS
Les dérèglements de l’humeur ont été décrits dès l’Antiquité. La théorie des humeurs, formalisée par Hippocrate de Cos,puis par Galien, évoque ainsi l’intoxication par la bile noire (en grec, melaskhôlé, d’où, en latin, melancolia). Selon la définition du psychiatre et écrivain Jean Delay (1907-1987), l’humeur ou la thymie est la « disposition affective de base qui donne à chacun de nos états d’âme, une tonalité agréable ou désagréable, oscillant entre les deux pôles extrêmes du plaisir et de la douleur ». Dans le langage courant, le mot « moral » (« avoir le moral ») est celui qui se rapproche le plus du mot « humeur ».
Les pathologies de l’humeur comprennent deux versants différents : les états dépressifs et les états d’excitation ou états maniaques. Quand un seul type d’épisodes existe chez un patient, on parle de trouble dépressif. Quand les deux types d’épisodes, maniaques et dépressifs, alternent chez un même patient, on parle de trouble bipolaire. Néanmoins, l’humeur fluctue d’une manière physiologique et, par conséquent, toutes les variations ne sont pas pathologiques. Les limites entre variations normales et pathologiques ne sont pas toujours faciles à établir puisqu’il n’existe pas de validateurs externes des troubles dépressifs comme il peut en exister pour de nombreuses autres pathologies médicales (comme la mesure de la glycémie pour le diabète ou l’IRM cérébrale pour l’accident vasculaire cérébral).
Les troubles dépressifs sont fréquents. En France, leur prévalence est de 3 à 6 % de la population générale au cours d’une année. Par ailleurs, 15 à 20 % des individus de la population générale présentent au moins un épisode dépressif au cours de leur vie (Murray et Lopez, 1997). La prévalence de ces troubles est deux fois plus élevée chez les femmes que chez les hommes. Les troubles bipolaires sont moins fréquents puisqu’ils affectent environ 1 % de la population et ont une fréquence équivalente chez les hommes et les femmes. Les troubles dépressifs existent dans toutes les cultures et dans tous les milieux socio-économiques, et ce avec des prévalences très similaires. En revanche, leur mode d’expression clinique varie sensiblement selon la culture. Les plaintes somatiques sont par exemple plus fréquentes en Asie et les idées délirantes plus courantes en Afrique Noire.
Les maladies dépressives sont des maladies graves qui peuvent dans certains cas induire des suicides. Le risque relatif de suicide est en effet multiplié par 30 chez les patients déprimés : 10à 15 % d’entre eux meurent ainsi et le taux annuel de suicide chez ces patients est de 3 %. On estime généralement que 70 % des suicides sont directement liés à un épisode dépressif.
Le niveau de recours aux soins pour des troubles dépressifs varie considérablement selon les pays et le niveau socio-économique : il est plus important dans les pays occidentaux et chez les personnes ayant un niveau socio-économique élevé.
Malgré la gravité des épisodes, le trouble dépressif caractérisé est insuffisamment diagnostiqué. Plus de la moitié des patients déprimés n’ont pas accès aux soins. Et, lorsqu’ils y ont accès, dans la plupart des cas auprès de médecins généralistes, plus de la moitié d’entre eux ne font pas l’objet d’un diagnostic adapté. Il s’agit là d’un enjeu majeur de santé publique.
Description clinique des troubles dépressifs
Début du trouble dépressif
Le trouble dépressif débute le plus souvent au cours de l’enfance ou de l’adolescence. Il est plus précoce chez les femmes que chez les hommes. Ce début précoce est associé à un nombre plus important d’épisodes, à des épisodes de durée plus longue, à une comorbidité plus importante et à davantage d’antécédents familiaux de troubles thymiques.
Syndrome dépressif
Le syndrome dépressif, dont la phase prodomique comporte souvent des troubles du sommeil, de l’anxiété et de l’irritabilité, correspond au regroupement de plusieurs symptômes : douleur morale, perte de l’estime de soi, perte de l’élan vital, vision péjorative du monde et de l’avenir, ralentissement psychomoteur, et symptômes somatiques.
L’humeur dépressive pathologique est avant tout un sentiment de tristesse, pathologique du fait de son intensité, de sa persistance et de la souffrance qu’il occasionne, qui peut aller jusqu’à un sentiment de désespoir indicible. Cette douleur morale se traduit dans le comportement. La voix, la mimique, les gestes en témoignent notamment, et les pleurs sont fréquents.
La perte de l’estime de soi se manifeste par un sentiment d’échec, d’infériorité, d’incapacité, d’insatisfaction, de dévalorisation, voire d’inutilité, d’indignité, de culpabilité et d’incurabilité. Le patient déprimé est découragé et pessimiste.
La perte de l’élan vital s’exprime par une apathie, un désintérêt, une aboulie (perte de la volonté), une anhédonie (incapacité à éprouver du plaisir), une anergie (sentiment de manquer d’énergie) associée à une asthénie (fatigue), éprouvée plus fortement le matin, un apragmatisme (incapacité à faire des choses), une indécision, un sentiment de monotonie et d’ennui, et enfin un repli sur soi.
Les pensées et conduites suicidaires concernent les deux tiers des patients déprimés. Les idées noires et l’idéation suicidaire (« le suicide est une solution possible ») sont fréquentes. L’existence de projets suicidaires et, a fortiori de tentatives de suicide, constitue un élément de gravité supplémentaire. Le risque suicidaire est difficile à évaluer du fait de l’absence de corrélation suffisamment étroite entre le risque et la sévérité globale de l’état dépressif, du caractère parfois non prémédité, voire inaugural, des passages à l’acte suicidaire, d’absence de lien entre l’expression par le malade de son désir de mort et la réalité de celui-ci (seulement deux tiers des suicidés évoquent leur projet avant de le réaliser). Par ailleurs, on ne doit pas méconnaître l’existence d’équivalents suicidaires tels que la prise de risque en voiture ou à moto ou l’abus d’alcool ou d’autres toxiques par exemple.
Le ralentissement psychomoteur est un symptôme central de la dépression. La mimique est souvent inexpressive, voire figée, les gestes sont rares, l’idéation est ralentie (bradypsychie), la voix est monocorde, les phrases sont brèves, les thèmes abordés peu nombreux.
L’anxiété et l’angoisse sont présentes dans la grande majorité des épisodes dépressifs. Elles peuvent prendre la forme de ruminations douloureuses, d’une intolérance aux bruits et aux stimuli lumineux, et de symptômes physiques (gorge serrée, poids sur la poitrine, palpitations, sueurs, nausées, diarrhée…).
Les signes physiques sont nombreux. L’asthénie à prédominance matinale concerne plus de 80 % des patients déprimés. Les troubles du sommeil sont fréquents. Il s’agit le plus souvent (80 % des patients) d’insomnie d’endormissement, de milieu de la nuit ou, plus typiquement, de fin de nuit avec un réveil matinal précoce. Il existe parfois une certaine hypersomnie avec somnolence diurne. Le comportement alimentaire est perturbé. Il s’agit dans 80 à 90 % des cas d’une anorexie avec amaigrissement. L’augmentation de l’appétit et les conduites boulimiques avec prise de poids peuvent aussi survenir. La libido est altérée : diminution du désir sexuel et de la capacité à éprouver du plaisir. Les plaintes douloureuses sont fréquentes.
Les symptômes cognitifs de la dépression sont fréquents et concernent 70 à 80 % des patients. Il s’agit de troubles de la mémoire, de la concentration, de l’attention et d’une diminution des capacités d’anticipation.
Du syndrome dépressif à l’épisode dépressif caractérisé
On ne peut parler d’épisode dépressif que si le syndrome dépressif est associé à un retentissement net sur la vie du patient, en termes de souffrance exprimée par lui-même ou bien constatée par son entourage ou par un professionnel de santé, et en termes de dysfonctionnement familial, professionnel ou social. Ce critère est essentiel puisqu’il permet d’identifier les épisodes dépressifs caractérisés, qui s’inscrivent dans le champ de la pathologie et nécessitent une prise en charge médicale (Organisation mondiale de la Santé, 1992 ; Association américaine de psychiatrie, 2002).
Le début du trouble dépressif peut être précoce (enfance, adolescence) ou plus tardif. Rares sont les épisodes isolés au cours de la vie : le plus souvent les épisodes se succèdent, se rapprochant de plus en plus au cours du temps avec une gravité croissante et une résistance croissante aux traitements (Keller et al, 1994). Parmi les facteurs prédictifs de la récurrence des épisodes dépressifs, on trouve une histoire familiale de la dépression, des événements de vie tels qu’un deuil, par exemple la perte d’un parent avant l’âge de quinze ans, des traumatismes précoces, un premier épisode de survenue précoce, un nombre important d’épisodes antérieurs ayant nécessité une hospitalisation, l’existence de troubles psychiatriques ou somatiques associés, la persistance de symptômes résiduels, l’arrêt de traitement antidépresseur prématuré à l’initiative du patient ou du médecin.
Formes cliniques des épisodes dépressifs caractérisés
Les troubles dépressifs peuvent revêtir différentes formes cliniques.
La dépression mélancolique est une forme grave de dépression. Elle est caractérisée par des idées de culpabilité, d’indignité, d’auto-accusation, d’incurabilité, par un réveil matinal précoce et une symptomatologie très souvent plus marquée le matin, par l’importance des signes somatiques et un risque suicidaire élevé. Parmi les mélancolies, on distingue les mélancolies délirantes, stuporeuses, catatoniques, anxieuses, confuses et les mélancolies souriantes.
La dépression hostile se manifeste avant tout par une hostilité, une irritabilité, voire une forme d’agressivité. Elle peut s’exprimer par des troubles du caractère. Devant ce type de tableau, c’est le caractère récent des symptômes du patient, tranchant avec sa vie antérieure, qui est évocateur d’une symptomatologie dépressive.
La dépression masquée se caractérise par l’absence d’expression d’une douleur morale et par la présence au premier plan de signes le plus souvent physiques qui sont susceptibles d’orienter le médecin vers la sphère somatique. Les plaintes douloureuses sont souvent multiples (précordialgies, douleurs abdominales, paresthésies), à prédominance matinale, sans substratum organique retrouvé lors du bilan organique et sensibles au traitement antidépresseur.
La dépression atypique recouvre deux entités différentes dans la littérature psychiatrique. Pour la psychiatrie française traditionnelle, les dépressions atypiques sont des syndromes dépressifs de l’adolescent ou de l’adulte jeune, évocateurs du diagnostic de schizophrénie débutante. Telle qu’elle a été décrite par les auteurs américains, elle se caractérise par une hypersomnie, une hyperphagie et une hypersensibilité dans les relations interpersonnelles, avec un sentiment de rejet de la part d’autrui, la réactivité de l’humeur étant exacerbée. Ce type de dépression est particulièrement sensible aux antidépresseurs inhibiteurs de la monoamine-oxydase (IMAO).
La dépression du post-partum se développe dans les semaines qui suivent l’accouchement et doit être distinguée du post-partum blues physiologique.
La dépression de la personne âgée peut se caractériser par des symptômes cognitifs importants, parfois au premier plan du tableau clinique : troubles mnésiques, sub-confusion voire tableau d’allure démentielle.
Évolution de la classification clinique des troubles dépressifs
On distinguait classiquement les dépressions psychogènes ou « névrotico-réactionnelles », les dépressions endogènes et les dépressions somatogènes (Goudemand et al, 2010). La validité de ces distinctions n’a pas été confirmée par les études empiriques réalisées à partir des années 1990 sur des groupes de patients déprimés, excepté auprès de 5 % d’entre eux dont la symptomatologie correspond aux deux « types » extrêmes et opposés. Mais, d’une part, ils ne représentent pas la majorité des patients et, d’autre part, on ignore s’il s’agit de formes étiologiquement distinctes.
On qualifiait les dépressions de psychogènes lorsqu’elles se caractérisaient par l’existence de facteurs déclenchants tels que des ruptures ou des conflits, une sémiologie dominée par le maintien de la réactivité de l’humeur aux circonstances, l’aggravation vespérale des troubles, l’insomnie d’endormissement, le caractère peu marqué ou absent du ralentissement psychomoteur et des signes somatiques, et la demande d’aide. Parmi ces dépressions, on distinguait les dépressions névrotiques émaillant le cours d’une névrose, les dépressions survenant chez des personnalités pathologiques et les dépressions réactionnelles, secondaires à un traumatisme psychique majeur, précis, aisément repérable (deuil, abandon, accident, échec professionnel, surmenage).
Les dépressions définies comme typiquement endogènes étaient, elles, marquées par l’absence fréquente de facteurs déclenchants, l’existence d’antécédents personnels et (ou) familiaux, une sémiologie caractérisée par l’absence de réactivité de l’humeur aux circonstances, l’aggravation matinale des troubles, le réveil matinal précoce et la gravité du tableau clinique. Le trouble dépressif endogène entrait dans le cadre nosographique de la psychose maniaco-dépressive, soit unipolaire (en l’absence d’épisode maniaque), soit, plus rarement, bipolaire (avec des antécédents d’épisode maniaque). L’évolution de cette pathologie chronique se traduit par la répétition d’accès soit dépressifs soit maniaques, d’une durée moyenne de 3 à 6 mois en l’absence de traitement. Son caractère génétique est aujourd’hui établi.
Concernant les dépressions autrefois qualifiées de somatogènes, il est important de signaler que toutes les pathologies somatiques peuvent être révélées ou émaillées d’épisodes dépressifs. Parmi les causes somatiques de dépression, on retiendra les maladies neurologiques, les pathologies cancéreuses, les pathologies infectieuses, endocriniennes (hyperthyroïdie, diabète notamment), métaboliques, et les substances exogènes, comme l’alcool ou les médicaments (notamment les antihypertenseurs centraux ou les corticoïdes).
Devant l’absence d’éléments avérés permettant d’attester de la validité des modèles précédents, de nouveaux modes de classification des troubles psychiatriques ont été proposés dans la dixième version de la Classification internationale des maladies (CIM-10) de l’Organisation mondiale de la santé (1992) et la cinquième version du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5) de l’Association américaine de psychiatrie. Ces modes de classification sont fondés avant tout sur une approche descriptive (symptomatologie, modalités évolutives et retentissement) et utilisant des critères diagnostiques.
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Écrit par
- Emmanuelle CORRUBLE : professeure de psychiatrie, faculté de médecine Paris Saclay, cheffe du service hospitalo-universitaire de psychiatrie de Bicêtre, APHP, directrice de l'équipe Inserm Moods
Classification
Voir aussi
- ANOREXIE
- PSYCHOTHÉRAPIE
- GLUCOCORTICOÏDES
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