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RICHTER SVIATOSLAV (1915-1997)

L'insoumis

Mais, s'il suffit d'un instant à Richter pour subjuguer le public par sa quasi-infaillibilité technique et musicale, la tâche sera plus rude pour acclimater celui-ci à l'exigence et à l'élévation de son art. Car Richter impressionne, mais déroute en ce qu'il ne se soumet aucunement aux normes habituelles d'une carrière musicale. Il a un peu fréquenté les studios d'enregistrement, puis il les a totalement délaissés, préférant l'impériosité d'une confrontation en direct et en public avec une œuvre. Il fuit les grandes salles de concert et choisit des espaces plus propices à l'intimité et à la ferveur : des cloîtres, des places de village, des théâtres baroques. En 1963, à Meslay, près de Tours, il s'éprend d'une grange du xiiie siècle et y fonde, en 1964, un festival. Il ne recherche pas nécessairement la compagnie des grands chefs et des grands orchestres, mais celle d'artistes peut-être plus modestes, mais aussi plus impliqués. De même, ses activités de soliste ne lui ont jamais fait négliger les pratiques musicales, plus humbles et plus communautaires, du chambriste et de l'accompagnateur aux côtés du Quatuor Borodine, de Rostropovitch, du violoniste Oleg Kagan ou de Dietrich Fischer-Dieskau.

Tout cela, les premiers temps, a pu surprendre et apparaître comme de l'excentricité ou, pis encore, comme de la pose. L'attitude même de Richter en concert, son indicible accablement, la marche de supplicié qui le mène au clavier, la très réelle souffrance qui se lit sur ses traits ont d'abord semblé feints. « Les gens, dit lui-même Richter, se refusent à vous admettre tel que vous êtes et tiennent pour caprices vos traits de caractère qui leur déplaisent ou les contrarient. » Il a donc fallu admettre Richter, dans son exigence et son authenticité, accepter qu'un récital de piano ne soit ni un divertissement ni une mondanité, mais une manière d'oblation, un sacrifice de soi.

Qu'on ne s'imagine pas là, néanmoins, un cérémonial hiératique et funèbre. Si l'on consent à suivre Richter dans sa démarche initiatique, ce n'est qu'à un risque de révélation qu'on s'expose, et à une promesse de bonheur. Car Richter n'a pas d'autre but que de réjouir les cœurs et d'éveiller les âmes. S'il annulait souvent ses récitals, c'est parce qu'il ne se sentait pas prêt à donner le meilleur de lui-même. S'il bissait parfois, c'est parce qu'il avait été mécontent de son jeu. Lui-même a défini ainsi son idéal artistique : « Mettre un petit piano dans un camion, partir sur les routes de campagne ; prendre le temps de découvrir de nouveaux paysages ; s'arrêter dans un bel endroit, là où il y a une belle église ; descendre le piano, avertir les habitants ; donner un récital ; offrir des fleurs à ceux qui ont la gentillesse de venir ; partir. » Rêve de missionnaire, de prédicateur itinérant, ou bien fantasmatique allemande du Wanderer, témoignage en tout cas de la totale humilité d'un artiste immense.

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Écrit par

  • : agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure

Classification

Pour citer cet article

Philippe DULAC. RICHTER SVIATOSLAV (1915-1997) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Sviatoslav Richter - crédits : Erich Auerbach/ Hulton Archive/ Getty Images

Sviatoslav Richter

Autres références

  • GUILELS EMIL (1916-1985)

    • Écrit par Alain PÂRIS
    • 1 313 mots
    • 2 médias

    Lorsque, au début des années1960, les artistes soviétiques commencèrent à se produire de façon moins épisodique en Occident, le monde du piano fut bouleversé par la découverte de deux géants dont on ignorait presque tout auparavant, Sviatoslav Richter et Emil Guilels. Tous deux imposaient...

  • KAGAN OLEG (1946-1990)

    • Écrit par Alain PÂRIS
    • 732 mots
    Sa rencontre avec Sviatoslav Richter a joué un rôle décisif dans sa carrière : à partir de 1969, ils se produisent régulièrement en sonate, notamment à la Grange de Meslay, en Touraine. Kagan épouse la violoncelliste Natalia Gutman, et leur duo donne naissance à une importante série d'œuvres pour violon...

Voir aussi