QUARTETT (H. Müller)

« Période / Un salon d'avant la Révolution française / Un bunker d'après la troisième guerre mondiale. » Ces didascalies ouvrent le texte de Quartett, donnant son cadre et son ton à cette pièce de Heiner Müller qui réunit, pour une ultime rencontre, le couple imaginé par Choderlos de Laclos dans Les Liaisons dangereuses : Madame de Merteuil et Valmont. La Marquise et le Vicomte ont vieilli. Ils ne sont plus que les fantômes d'un temps condamné à disparaître. Ou plutôt, ils sont entre deux temps : entre hier et un demain dont on se sait rien. Dans cette nuit indécise ne reste que la mécanique des corps qui s'épuisent en une course qui n'a d'autre fin que la mort et la putréfaction.

Condensée en une vingtaine de pages, coupante comme un scalpel, l'écriture de Heiner Müller dérange, violente, contraignant chacun à plonger au plus profond de soi. Elle offre aussi une matière exceptionnelle pour le jeu des acteurs. Cela explique sans doute que cette pièce, écrite en 1980, compte parmi les plus représentées de Heiner Müller dans le monde. En 2006, à l'occasion de la 35e édition du festival d'Automne à Paris, on a pu la voir mise en scène respectivement par Robert Wilson, au Théâtre national de l'Odéon, et par Matthias Langhoff, avec le Théâtre de la Ville, au Conservatoire supérieur national d'art dramatique.

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Remettant sur le métier une précédente mise en scène présentée avec Lucinda Childs (et vue par Heiner Müller), Robert Wilson, fidèle à son univers, a installé Quartett dans un espace intemporel, géométrique, hors de toute Histoire. Hormis la toile peinte, représentant un tableau mythologique et champêtre, inspirée d'un peintre du xviie siècle, Franz Wouters – et qui disparaît très vite –, le décor repose sur des jeux de lignes et de surfaces, du sol noir qui couvre le plateau aux rais de lumière, en passant par la chaise de métal. Mais jamais ce formalisme – qui a pu, en d'autres occasions, se montrer astreignant – n'a été en telle adéquation avec une œuvre. Jamais cette intemporalité n'a donné avec une telle force la mesure du temps. Il se dégage de cet ensemble une émotion et une sensualité réelles qui collent aux mots et montrent, comme rarement, le jeu cruel et obscène des deux protagonistes. Traversé d'éclairages éblouissants, ponctué par instants d'un canapé aux courbes étranges, d'un corps suspendu par les pieds, de poissons qui glissent entre deux plaques de verre, d'ombres qui se découpent sur le cyclorama, le plateau évoque un écrin minéral où les personnages sont sertis comme des pierres – pierres précieuses et fossiles à la fois.

Pour interpréter Quartett, Bob Wilson a fait appel à Ariel Garcia Valdès et Isabelle Huppert. Lui, habillé de rouge, diable terrifiant par sa séduction même, rappelant le serpent qui trompa Ève au jardin d'Éden. Elle, sidérante dans sa longue robe, promenant sur le monde un regard chargé d'une énigme insoluble. Tous deux transcendent le jeu hiératique et chorégraphique imposé à leur corps pour donner chair aux rapports vénéneux de pouvoir et de domination poussés jusqu'à l'inversion des rôles, chacun se faisant tour à tour homme et femme. Accompagnés d'un couple de danseurs et d'un vieil homme – Rachel Eberhart, Philippe Lehembre et Benoît Maréchal –, ils s'affrontent, avec une violence froide jusque dans l'ironie, en une joute animale et morbide qui célèbre la disparition des corps et des sentiments.

Chez Matthias Langhoff, la langue de Müller résonne avec la même virulence. Mais le parti choisi pour sa mise en scène de Quartett est cette fois celui d'un baroque marqué au sceau du chaos de l'Histoire. Dans la droite ligne de son travail sur Mademoiselle Julie (1988), le metteur en scène montre la « guerre civile » qui oppose les sexes dans le heurt des désirs et des pulsions. Le décor est celui d'un champ de bataille, évoquant aussi bien l'après-troisième guerre mondiale que, par les costumes, la Révolution française, tandis que passent sur un écran des images vidéo : Père-Lachaise, femmes tondues, Karl-Marx Strasse, bêtes sauvages, scènes de guerre, extrait du Chien andalou... L'espace est constitué de bric et de broc, terrain vague de lendemain d'apocalypse, rempli de déchets, bordé de tombes éventrées et de fauteuils de théâtre fatigués. Au sommet d'un bunker en béton domine la carcasse d'une 2 CV fourgonnette. Fantômes chez Wilson, les personnages sont plutôt ici des survivants acharnés à se détruire tout en sachant que l'autre leur est indispensable. Muriel Mayette et François Chattot interprètent les rôles de Merteuil et Valmont, duettistes virtuoses et allègres, monstrueux et pervers, attendrissants et drôles. Conscients de la vacuité de l'existence et de la catastrophe de l'Histoire, ils font preuve d'une étonnante force de vie, se démènent pour atteindre une dernière fois la jouissance, sans illusion sur un plaisir d'où tout sentiment est banni. Dans un jeu en ruptures continues, travestis, arborant des robes et jupons xviiie siècle ou des costumes contemporains, ils transforment leur danse de mort en carnaval sauvage. L'humour y a sa place. Celui que porte la lucidité féroce de Heiner Müller.

— Didier MÉREUZE

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Écrit par

  • : journaliste, responsable de la rubrique théâtrale à La Croix

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