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PRIX NOBEL DE PHYSIQUE 2018

La technique d’amplification à dérive de fréquence des lasers intenses

Si, en 1960, les premiers lasers fonctionnaient de manière continue, les physiciens ont rapidement trouvé le moyen de créer des impulsions de lumière d’une durée d’abord de l’ordre de la nanoseconde (10-9 seconde), puis de la picoseconde (10-12 seconde) et de la femtoseconde. À la simple cavité laser succède alors la notion de chaîne laser qui comprend un laser initial fournissant un train d’impulsions, une « porte optique » permettant de sélectionner une seule de ces impulsions, puis une série d’amplificateurs pour conférer à celle-ci une énergie importante. Cet ensemble a permis la découverte de nombreux phénomènes optiques non linéaires, c’est-à-dire dépendant de la puissance du laser (énergie électromagnétique par unité de temps au maximum de l’impulsion). Jusqu’en 1985, la puissance maximale des lasers impulsionnels allait ainsi d’un gigawatt (109 watts) pour des petits lasers « académiques » picosecondes, à un térawatt (1012 watts) pour de grands lasers nanosecondes utilisés dans les programmes de fusion des isotopes de l’hydrogène. Un point physique bloquait l’obtention de puissances supérieures : au-delà d’un certain seuil de puissance, dit d’autofocalisation, le faisceau lumineux du laser induit un effet de lentille ayant tendance à le focaliser au sein même du milieu amplificateur, en pratique un verre ou un cristal, provoquant ainsi la rupture brutale de ce dernier. L’amplification d’impulsions femtosecondes et picosecondes se heurtait ainsi à un « mur » technique.

La solution proposée par Mourou et Strickland s’appuie sur les lois de Fourier qui prouvent que toute impulsion limitée dans le temps est la somme de composantes de fréquences d’autant plus diverses que l’impulsion est courte. Une impulsion laser est donc composée d’un ensemble de longueurs d’onde (ou de « couleurs », chaque longueur d’onde du domaine visible correspondant à une couleur) voisines. Mais chaque couleur se propage dans les composants optiques à une vitesse différente (phénomène de dispersion). Une impulsion lumineuse se propageant dans une chaîne laser verra donc ses composantes « bleue » et « rouge » arriver à des instants différents.

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L’amplification à dérive de fréquence vise à exacerber volontairement puis à exploiter cet écart temporel. Le principe, mis au point en 1985 par Mourou et Strickland, consiste à étirer dans le temps l’impulsion initiale de faible énergie par un dispositif dispersif – sa durée s’accroissant plusieurs milliers de fois –, l’amplifier sans risque comme dans un laser classique, puis la comprimer à une durée proche de la durée initiale par un dispositif dispersif inverse. La chaîne laser comprend ainsi un « étireur », des amplificateurs et un « compresseur ». Étireur et compresseur sont généralement basés sur des réseaux de diffraction, suivant ainsi une conception proposée dès 1969 dans un autre contexte par le physicien américain Edmond Treacy, mais bien d’autres dispositifs optiques existent (prismes, réseau de Bragg en volume, fibre optique…). L’ensemble de la chaîne doit permettre une recompression optimale, malgré la possibilité de défauts dans l’étirement en temps des fréquences amplifiées. La maîtrise de cet ensemble étirement-amplification-compression a fait l’objet de nombreux travaux depuis 1985, avec en particulier l’introduction d’un contrôle actif grâce à un modulateur acousto-optique programmable proposé en 2000 par le physicien français Pierre Tournois.

L’amplification à dérive de fréquence est aujourd’hui couramment utilisée en ophtalmologie, pour la correction de la myopie (procédé Lasik) ou le traitement de la cataracte. En recherche, elle a ouvert des champs d’études radicalement nouveaux. En effet, l’amplification à dérive de fréquence a permis d’augmenter de trois à quatre ordres de grandeur la puissance des impulsions laser, et donc la densité de puissance (aussi appelée éclairement) obtenue quand on focalise le laser sur de la matière. De nombreux phénomènes physiques sont alors apparus, chacun d’entre eux conduisant à l’émergence d’un nouveau domaine d’études : l’optique relativiste, qui étudie l’interaction entre la lumière et la matière dans des conditions extrêmes où les électrons, sous l’effet des champs laser intenses, acquièrent des vitesses proches de celle de la lumière (vitesses dites relativistes) ; la physique attoseconde (lorsque des atomes « vibrent » avec le laser en émettant des trains d’impulsions de durées attosecondes, c’est-à-dire dans la gamme de 10–18 seconde) ; l’accélération d’électrons par sillage laser ; l’électrodynamique quantique en champ laser intense… L’ensemble forme aujourd’hui le domaine de la physique à ultra-haute intensité.

— Philippe BALCOU

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Écrit par

  • : docteur en sciences physiques, directeur de recherche au CNRS
  • : directeur de recherche au CNRS, Laboratoire de physique statistique de l'École normale supérieure

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