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LE SANG ET LE CIEL. LES SAINTES MYSTIQUES DANS LE MONDE CHRÉTIEN (J.-P. Albert) Fiche de lecture

En histoire du catholicisme, les travaux se multiplient dans le domaine de la spiritualité et de la mystique, notamment à propos de la place spécifique qu'y occupent les femmes, figures éminentes d'un christianisme dont l'appareil ecclésiastique reste monopolisé par des hommes. Les recherches universitaires mettent en général l'accent sur la diversité des époques et des modèles, tout en cherchant à établir la réalité des faits et la teneur authentique des textes. Dans son livre Le Sang et le ciel, paru chez Aubier en 1997, Jean-Pierre Albertprend un parti différent : l'auteur analyse l'ensemble des récits hagiographiques en tant que corpus global, indépendamment de la fiabilité des témoignages, pour trouver des constantes dans la représentation ecclésiastique ou populaire de la sainteté féminine (mystique ou non). On pourrait presque reformuler ainsi le sous-titre de son ouvrage : « Les héroïnes hagiographiques dans le monde catholique ». L'auteur considère qu'il y a sainteté dès qu'il peut être constaté une tradition hagiographique, que celle-ci soit consacrée ou non.

Un passage en conclusion du chapitre ier résume clairement son projet : « Il s'agit de repérer des logiques culturelles qui, à l'œuvre dans la production des saints chrétiens, ne sont pas pour autant intrinsèquement chrétiennes, ni réservées à la seule promotion de figures acceptables par la hiérarchie. Ces figures culturelles sont celles du dualisme, de la dialectique du pur et de l'impur, de la médiation et du sacrifice. La sainteté des chrétiennes apparaîtra au terme de l'analyse comme un effet de leur jeu conjugué. »

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Une telle démarche se trouve à l'opposé de celle qu'avait adoptée Michel de Certeau. En effet, sans s'attarder non plus à l'hagiographie sous l'angle de sa valeur documentaire comme source de vérité historique, Michel de Certeau s'applique à mettre en lumière les mutations de cette littérature selon les époques et les contextes sociaux ; il met l'accent sur la structure des discours hagiographiques où se discerne une « organisation textuelle » qui retrace les actes des saints en combinaison avec la topographie pour présenter les thèmes de la sainteté sur le mode de l'exemplarité et organiser une géographie du sacré. Chez lui, topique et topologie se recouvrent.

L'intérêt présenté par le livre de Jean-Pierre Albert se situe ailleurs, sur le terrain anthropologique plutôt que linguistique. Sa perspective permet de mettre en relief le statut religieux des femmes en relation avec les stratégies de la hiérarchie et avec les attentes des croyants. La valorisation de certaines femmes comme exemplaires fournit un gain de légitimation à l'appareil ecclésiastique, mais dans un contexte culturel qui déprécie la féminité, marquée d'impureté notamment à cause de son sang. Cette réputation d'infériorité se trouve paradoxalement démentie par les capacités particulières des femmes à répondre aux quatre dispositifs symboliques qui, selon l'auteur, présideraient à la sanctification : le dualisme (qui introduit des êtres surnaturels), le sacrifice, le modèle « prophétique » des relations avec l'Au-delà et finalement la référence à la pureté.

L'auteur adosse cette construction à une théorie personnelle du « sacré », qu'il oppose à la perspective durkheimienne : « Mon hypothèse est que certaines expériences ont pour effet de postuler un être surnaturel qui sera saisi, au plan cognitif, d'une manière singulière, “l'expérience du sacré” et le régime de la croyance constituant des aspects caractéristiques de ce nouveau rapport à l'objet. »

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Estompant les traits distinctifs du catholicisme, a fortiori du catholicisme propre à telle conjoncture sociohistorique, l'auteur emprunte des pistes transversales aux diverses traditions religieuses. Son fil conducteur reste le plus souvent la question du sang féminin. Nous sommes ainsi conduits à la question de la spécificité du catholicisme. Selon Jean-Pierre Albert, elle consisterait dans la façon dont cette religion a su intégrer les « universaux » de l'expérience religieuse, de sorte que ces derniers ne pourraient plus être pris pour des éléments fonctionnant d'une façon autonome dans les soubassements du catholicisme. Pour aller aussi loin que possible vers la transcendance, le catholicisme a misé sur l'idée de culpabilité plus que sur celle de souillure ; mais l'immanence fait retour avec la prise en charge des besoins terrestres. Une articulation essentielle de la démarche proposée par l'auteur sera donc le paradoxe de la sainteté, à la fois exploit réalisant « les valeurs chrétiennes les plus intenables » et métamorphose transformant un être humain en personnage surnaturel dont la puissance sera manipulée par le groupe et par l'individu. Ainsi se dessine la sociogenèse d'un tel personnage, auquel la femme fournit une incarnation de choix comme corps patient et âme passive.

Alors que le vécu catholique s'orchestre de plus en plus autour du pèlerinage et de la communauté émotionnelle, on retiendra particulièrement les analyses portant sur la rencontre des saints vivants et sur la logique de réversion volontaire des mérites, où les souffrances accumulées par quelques-uns rachètent les péchés du plus grand nombre. Toutefois, l'auteur ne cède pas à la tentation d'évoquer « le retour du religieux ». Il parcourt allègrement le terrain, mais il en balise bien les limites par rapport à la puissance de la rationalité scientifico-technique, devant laquelle l'Église elle-même a dû restreindre sa propre façon d'expliquer le monde. Non seulement l'imputation de miracle n'est plus invoquée pour le déroulement de phénomènes qui affectent la nature en dehors du corps humain (ainsi la vision du Soleil dansant dans le ciel rapportée par les dévots de Fatima restera fermement attribuée à des perceptions d'ordre purement subjectif), mais les autorités ecclésiastiques ne mettent plus les guérisons psychiques elles-mêmes au rang des miracles ; seules les péripéties de la pathologie somatique restent assez souvent mystérieuses pour qu'on arrive encore à crier quelquefois au miracle.

— Jacques MAÎTRE

Bibliographie

R. M. Bell, L'Anorexie sainte. Jeûne et mysticisme du Moyen Âge à nos jours, trad. de l'angl. par C. Ragon-Ganovelli, PUF, Paris, 1994

C. Bynum, Jeûnes et festins sacrés. Les femmes et la nourriture dans la spiritualité médiévale, trad. de l'angl. par C. Forestier Pergnier et É. Utudjian Saint-André, Cerf, Paris, 1994

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P. Delooz, Sociologie et canonisations, Martinus Nijhoff, La Haye, 1969

J. Maître, Mystique et féminité. Essai de psychanalyse sociohistorique, Cerf, 1997

A. Vauchez, La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge, Publications de l'École française de Rome, Rome, 1981.

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