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LA RÈGLE DU JEU, film de Jean Renoir

Une allégorie grinçante sous une forme aimable

Peu de films de Renoir furent aussi mal reçus que celui-ci, qui déclencha une véritable haine critique et la désaffection du public. Le cinéaste lui-même en analysa lucidement les raisons à la fin de sa vie : « C'est un film de guerre, et pourtant pas une allusion à la guerre n'y est faite. Sous son apparence bénigne, cette histoire s'attaquait à la structure même de notre société. » (Ma Vie et mes films, 1974). Croyant réaliser une transposition contemporaine des Caprices de Marianne d'Alfred de Musset, Renoir avait dressé le portrait impitoyable d'une société en voie de décomposition, où la classe possédante brille par sa veulerie et son absence totale d'idéal, et où la classe exploitée ne songe qu'à mimer ses maîtres jusque dans leurs défauts – hypocrisie, égoïsme, aveuglement. Cette noirceur, involontaire mais profonde, a été la cause de l'échec du film à sa sortie ; elle fut à la racine de son triomphe vingt-cinq ans plus tard. Dans la France du gaullisme et de la croissance économique, il était facile en effet de décrypter, sous le vaudeville, le désespoir, sous la légèreté et l'humour, le jugement moral et le désabusement. Le film fut vu, presque du jour au lendemain, comme un des meilleurs témoignages sur la France pessimiste et affaiblie de l'avant-guerre.

Nous continuons d'y voir le portrait de la IIIe République finissante, mais si cette comédie est devenue un film « culte », c'est aussi grâce à la conjugaison d'exceptionnelles qualités héritées du théâtre français, de Marivaux à Guitry en passant notamment par le Beaumarchais du Mariage de Figaro et Musset, déjà cité. Le quiproquo, le chassé-croisé, la duperie y règnent pour le plaisir du spectateur, mis en situation de dénouer ces intrigues à mesure qu'elles se nouent ; le parallélisme des maîtres et des domestiques, avec sa double et réaliste peinture de mœurs et de milieux, est source de jubilation. L'ensemble est porté par une distribution d'acteurs des plus inspirée, en dépit de son étrangeté – ou grâce à elle. À côté d'acteurs chevronnés, incarnant à la perfection le voyou gouailleur (Julien Carette), la brute bornée (Gaston Modot), le mondain désabusé (Marcel Dalio), Renoir fit jouer une princesse autrichienne (Nora Gregor), un coureur automobile (Roland Toutain), et se réserva, avec sa bonhomie un peu gauche, le rôle d'Octave, l'ami et le confident. Le film échappe par là totalement à la théâtralité, pour devenir l'une des plus parfaites réussites du style de jeu renoirien : apparemment improvisé, en fait maîtrisé dans ses infimes détails.

Le cinéaste a déclaré que le film était né de son écoute de la musique française du xviiie siècle, et en avait gardé le rythme. À coup sûr, le rythme est essentiel à cette œuvre, où Renoir se montre, comme à son habitude, un technicien hors pair, et même un virtuose de la caméra et de la mise en scène. La scène du bal costumé, traitée en plans longs et mobiles, utilisant au maximum les ressources de la profondeur de champ, est un sommet du genre. La partie de chasse souligne, par un montage d'une sécheresse absolue, la cruauté du massacre des animaux. Le film d'ailleurs s'ouvre sur un morceau de pure virtuosité, avec un long travelling avant, qui suit le fil du micro d'une journaliste de radio et nous fait entrer dans la fiction, d'emblée, sous le signe du cinéma. Comme tout grand film classique, celui-ci, en effet, nous parle autant de cinéma que du reste.

— Jacques AUMONT

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, directeur d'études, École des hautes études en sciences sociales

Classification

Pour citer cet article

Jacques AUMONT. LA RÈGLE DU JEU, film de Jean Renoir [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • LA RÈGLE DU JEU (J. Renoir), en bref

    • Écrit par Joël MAGNY
    • 213 mots

    Après les succès de La Bête humaine (1938) et surtout de La Grande Illusion (1937), Jean Renoir (1894-1979) est au sommet de sa popularité. Compagnon de route du Parti communiste, il est déçu par le Front populaire et convaincu, après les accords de Munich, qu'une nouvelle guerre est inévitable....

  • RENOIR JEAN

    • Écrit par Joël MAGNY
    • 2 364 mots
    • 2 médias
    ...que Renoir réalise Partie de campagne (monté en 1946), chef-d'œuvre de finesse sur la gravité des élans les plus légers et subtils du cœur. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, La Règle du jeu se présente comme un « drame gai » très librement inspiré de Marivaux et de Beaumarchais....

Voir aussi