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ASHBERY JOHN (1927-2017)

Une polyphonie absolue

En misant dès le début de sa carrière sur l'intransitivité de la langue poétique, Ashbery rompait avec les mythes complémentaires de l'intériorité et de l'expressivité qui dominaient la poésie américaine jusque dans les années 1960. Aussi l'a-t-on parfois soupçonné d'être, comme Wallace Stevens, un poète français qu'un fâcheux hasard aurait conduit à écrire en anglais. Certes, Ashbery a séjourné longtemps en France, connaît admirablement la poésie française et s'est même risqué à écrire quelques « poèmes français ». Il n'en est pas moins un poète profondément américain. L'extrême liberté de sa prosodie, le mouvement fluide et sinueux de ses amples compositions, le désir d'y faire entendre la polyphonie de l'Amérique du xxe siècle le situent sans conteste dans la lignée de cet autre poète de New York, de cet autre chantre des multitudes que fut Walt Whitman. Et dans son ascendance figurent également Emily Dickinson, l'autre grande voix de la poésie américaine du xixe siècle, et, plus proches, la Gertrude Stein des Stanzas in Meditation, qui lui apprit à prendre la langue au ras des mots, et le Stevens méditatif d'après Harmonium, à qui il ressemble par la joyeuse incongruité de ses titres, son opulence verbale et l'allégresse spéculative de ses textes.

Avec « ... sa prolixité rapide / Sautant de vers en vers, de page en page », la poésie d'Ashbery est une poésie en perpétuel devenir. Ne pas se fermer, ne pas poser, ne pas s'arrêter, tel semble être son triple souci. Ses titres depuis le début des années 1980 le disent déjà : Shadow Train, A Wave, April Galleons, Flow Chart. Ashbery est le cartographe des flux. L'important n'est pas le poème accompli, c'est la vague soudaine qui le soulève et l'emporte, le mouvement hasardeux et jamais achevé, toujours recommencé d'une écriture à la recherche de son lieu. Non que cette écriture ne s'inquiète que de son propre engendrement, qu'elle soit seulement, pour reprendre la formule d'Ashbery à propos de son ami O'Hara, « la chronique de l'acte créateur qui la produit ». Tout en parlant d'elle-même, elle parle toujours d'autre chose, et de préférence du tout-venant, du quotidien le plus banal. La poésie d'Ashbery résonne de toutes les voix et de tous les idiomes du siècle, elle se nourrit de son bruit, de ses clichés et de ses slogans avec une perverse gourmandise. Et elle ne renie pas vraiment la grande tradition lyrique de l'Occident, puisque Ashbery s'interroge aussi (et de plus en plus) sur l'amour, le temps qui passe, la vieillesse qui vient et la mort au bout, à ceci près que chez lui ce sont là moins des thèmes à orchestrer que les figures furtives d'une rhétorique en gestation.

Ses poèmes, tous hantés par l'immaîtrisable de nos vies, entendent demeurer fidèles à leur absurde confusion. Les hésitations de la pensée la plus ordinaire et les tâtonnements de la parole la moins apprêtée sont la trame même dont ils sont faits. La poésie, pour Ashbery, est aussi « la façon dont nous parlons et pensons sans nous attendre à ce que nos paroles soient consignées et remémorées ». De « The Skaters » (1966) à Flow Chart, ses méditations poétiques pleines de méandres sont à la fois des conversations à bâtons rompus et les pages rêveuses et décousues d'un journal intime ou d'un carnet de bord. Des « idées sur des pensées » y courent, des images s'y bousculent, au hasard d'une syntaxe délibérément disloquée, dans ce qui semble souvent être le plus extravagant désordre, sans même que l'on sache à quel « je » ou « tu » les assigner. Et dans cette poésie sans arrière-monde, qui renonce à toute garantie transcendantale et à toute visée totalisante, et n'a donc d'autre légitimité que celle qu'elle[...]

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Pour citer cet article

André BLEIKASTEN. ASHBERY JOHN (1927-2017) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE (Arts et culture) - La littérature

    • Écrit par Marc CHÉNETIER, Rachel ERTEL, Yves-Charles GRANDJEAT, Jean-Pierre MARTIN, Pierre-Yves PÉTILLON, Bernard POLI, Claudine RAYNAUD, Jacques ROUBAUD
    • 40 118 mots
    • 25 médias
    ...commune véritable : avoir subi, directement ou indirectement, l'influence de Frank O'Hara (mort prématurément en 1966). Le plus connu d'entre eux est John Ashbery, dont l'œuvre, qui compte quelques-uns des poèmes majeurs de la poésie contemporaine (dans Rivers and Mountains et The Double Dream...

Voir aussi