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FRUSTRATION RELATIVE

Le lien entre frustrations sociales, mécontentement et mobilisations collectives trouve sa source aussi bien dans la sociologie d’Émile Durkheim (Le Suicide, 1897) ou de Marx (Travail salarié et capital, 1849) que dans celle d’Alexis de Tocqueville (L’Ancien Régime et la Révolution, 1856). Ce lien a été exploré à deux niveaux : celui, macrosocial, du rapport entre désorganisation et changement social et celui, micro-social, du rapport entre frustration ressentie subjectivement et individuellement et agression. La combinaison de ces deux niveaux a longtemps été au cœur de l’explication de l’émergence des mobilisations sociales et politiques, avant de disparaître presque complètement au profit d’un nouveau paradigme, dit de la mobilisation des ressources, plus attentif au rôle joué par les organisations et les ressources, matérielles et de leadership, dans la survenance des mouvements sociaux. Il n’a pourtant jamais complètement disparu et a même bénéficié, dans les années 2010, d’un regain d’intérêt à la faveur de divers renouvellements théoriques.

Un schéma d’explication longtemps dominant

La sociologie s’est longtemps appuyée sur une idée simple : le changement social, surtout lorsqu’il est rapide et violent, produirait des effets désorganisateurs sur la société, auxquels l’ action collective constituerait une réponse, parmi bien d’autres possibles. William Kornhauser (The Politics of Mass Society, 1959) soutient par exemple que l’urbanisation, l’industrialisation, la dépression économique ou la guerre, en désagrégeant le tissu social, auraient pour effet d’affaiblir les structures intermédiaires, religieuses, sociales ou politiques, au point que les individus seraient abandonnés à eux-mêmes, perdraient tout sens d’ appartenance communautaire et deviendraient des proies faciles pour les groupes extrémistes qui voudraient les manipuler. Les mouvements sociaux fonctionnent dans ce modèle comme « communautés de substitution » pour des populations marginalisées et désorientées.

Dans Theory of Collective Behavior (1962), Neil Smelser est l’un des premiers à avoir tenté de penser les déterminants structurels de l’action collective en montrant que celle-ci dépend à la fois de la « conductibilité structurelle », c’est-à-dire des types de comportements possibles dans une configuration sociale donnée, et de l’apparition d’une « tension structurelle » au sein de cette configuration. Mais cette tension, si elle constitue un facteur nécessaire, n’est pas un facteur suffisant à la naissance d’une mobilisation. Il faut encore que se développe et se diffuse une « croyance généralisée » qui, en même temps qu’elle désigne des responsables imaginaires ou réels de la tension subie, met en avant des solutions radicales perçues comme seules possibles et efficaces. Au fond, les mouvements sociaux sont censés remplir une fonction psychologique de réassurance et de réduction des tensions provoquées par la désorganisation sociale. Malgré son apparent pouvoir explicatif (montrant par exemple la relation entre l’effondrement des prix du coton dans le sud des États-Unis, la migration massive des Noirs vers les villes du Nord et l’émergence du Civil rightsmovement), ce modèle fait l’impasse sur le fait que la désorganisation sociale (sans doute un des traits permanents de nos sociétés) ou la croyance généralisée (dont il faut encore expliquer la diffusion) ne peuvent à elles seules suffire à rendre compte de l’émergence (finalement plutôt rare) de mouvements sociaux. À partir de la fin des années 1960, de nombreux auteurs conviennent ainsi que les mouvements naissent le plus souvent à partir d’organisations préstructurées.

À partir d’une tradition théorique héritée du modèle de la frustration-agression de John Dollard (Frustation and Aggression, 1939), d’autres auteurs ont délaissé[...]

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Écrit par

  • : professeur de sociologie politique au Centre de recherche sur l'action politique de l'université de Lausanne (Suisse), directeur de recherche au CNRS

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Pour citer cet article

Olivier FILLIEULE. FRUSTRATION RELATIVE [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

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