DIDACTIQUE La didactique de la langue maternelle

Dans la plupart des systèmes scolaires des nations occidentales – et sans doute largement au-delà –, l'enseignement de la langue maternelle est confronté à un ensemble de difficultés qui engendrent régulièrement des diagnostics de crise, ou d'état endémique d'inadaptation et d'échec de ce type de formation. Un premier ordre de difficultés a trait au faible niveau de maîtrise de la langue atteint par une part non négligeable des élèves en fin de scolarité obligatoire, avec pour conséquence une persistance de l'illettrisme, voire de l'analphabétisme. D'autres difficultés sont liées aux rapports existant entre la langue maternelle (qui est en fait la langue nationale, ou une des langues nationales, érigée en langue d'enseignement) et les pratiques verbales effectives des élèves ; elles découlent notamment du fait que la stratification sociale génère des pratiques langagières qui s'écartent plus ou moins de la norme dominante régissant le fonctionnement de la langue nationale, ou encore des problèmes que pose l'intégration linguistique et culturelle de populations scolaires, toujours plus nombreuses, issues de l'immigration. Ces difficultés ne constituent qu'une partie des obstacles que doivent surmonter les formateurs et les enseignants pour parvenir à l'efficacité souhaitée par les décideurs politiques et la société tout entière.

Parfois, comme dans le contexte francophone, le sentiment de crise de l'enseignement de la langue se double d'une appréhension concernant le devenir même de cette langue ; celle-ci y est conçue comme un patrimoine menacé par les effets conjugués de l'anglomanie, d'un relâchement généralisé du code employé à l'oral et à l'écrit, de l'éclatement de la prétendue unicité du français en toutes sortes d'idiomes communautaires, techniques ou professionnels, assimilés à des jargons ou à des langues de bois.

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Même si les diagnostics peuvent varier sur la situation actuelle, et en particulier sur la réalité d'une détérioration du niveau de l'expression orale et des compétences en lecture et en écriture, on peut considérer que, depuis les années 1960, toutes les réformes envisagées ou réalisées ont visé à fournir des réponses à ce sentiment d'insatisfaction diffus, qui incite au changement mais entretient aussi parfois la nostalgie d'un âge d'or révolu de l'enseignement.

C'est dans ce cadre qu'il faut situer l'émergence et l'édification progressive d'une didactique de la langue maternelle, à partir de la critique des approches antérieures qu'ont été la psychopédagogie et la linguistique appliquée. Tout en s'inscrivant dans la démarche générale des didactiques des disciplines scolaires, la didactique de la langue maternelle présente de nombreuses et importantes caractéristiques spécifiques en raison de ses origines conceptuelles et historiques ainsi que de la nature complexe de son champ d'application (la langue, les textes et discours, la relation langage-culture, etc.).

Langue, école et société : l'exemple du français

L'espace où s'inscrivent les problématiques de l'enseignement et de l'apprentissage du français est à l'évidence double : histoire de la langue française et sociologie des pratiques linguistiques et culturelles en France, d'une part ; histoire de l'école française et de la discipline scolaire « français », d'autre part.

Il faut d'abord garder en mémoire que la constitution du français comme langue nationale, son « institution », comme l'écrit R. Balibar, a été un processus long, marqué par plusieurs étapes décisives que symbolisent les dates suivantes : 1539, édit de Villers-Cotterêts, qui prescrit que tous les actes notariés et de justice soient désormais rédigés en langue maternelle, c'est-à-dire en français, langue du roi ; 1634, création de l'Académie, qui témoigne de la volonté affirmée de faire prévaloir cette langue sur le territoire politique de la France ; 1794, rapport de l'abbé Grégoire à la Convention « sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française ».

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En dépit de ces prescriptions et de ces projets, le français n'est devenu une langue commune que très progressivement ; il est demeuré une langue étrangère pour la majorité des habitants de l'Hexagone jusqu'au xviiie siècle, et il a fallu en réalité attendre la promulgation de lois radicales à la fin du xixe, avec la création de l'école publique, laïque, gratuite et obligatoire, pour qu'il soit doté d'une existence stable et généralisée. Pendant cette longue période de latence, en l'absence d'une véritable matérialisation dans les pratiques langagières orales, le français national est resté surtout une langue d'État et une langue d'école. Les déclarations posant l'universalité de cette langue, si elles ont constitué un leitmotiv idéologique et politique très puissant, ont en même temps servi à masquer la situation linguistique effective de la France.

Par ailleurs, en matière de programmes et de méthodes d'enseignement, les projets pédagogiques issus de la Révolution française, bien qu'ils aient affiché des objectifs modernistes, se sont en réalité inscrits dans la continuité plutôt que dans la rupture. Ces projets ont repris, tout d'abord, les deux piliers méthodologiques de l'enseignement des langues en vigueur dans les collèges de l'Ancien Régime : une grammaire ayant pour fonction de proposer une analyse des énoncés latins, et une procédure d'apprentissage du style et de la norme fondée sur les « bons auteurs ». Ils ont préconisé, en outre, de réserver la grammaire et les bons auteurs aux élèves des niveaux supérieurs, et de proposer une version simplifiée d'analyse du français (une grammaire élémentaire) pour les écoles du peuple, instaurant de la sorte deux systèmes scolaires séparés : celui du secondaire et de ses écoles préparatoires, donnant accès aux fonctions sociales dominantes, et celui de l'école élémentaire, chargé de fournir une instrumentation de base (lire et écrire en français) aux classes dominées. L'unification des deux réseaux et la création d'un tronc commun au cours du xxe siècle n'ont pas fondamentalement modifié cet état de choses. Mais la prolongation de la scolarité obligatoire et la démocratisation-massification de l'enseignement qui s'en est suivi ont répercuté sur le premier cycle du secondaire les difficultés rencontrées à l'école primaire, et notamment celles liées à l'hétérogénéité des finalités de l'enseignement de la langue maternelle. L'instauration du collège unique dans les années 1970, comme les difficultés actuelles de gestion de l'hétérogénéité des élèves ont reposé la question des objectifs et des modalités de l'enseignement de la langue, de la culture et de la littérature ; elles ont ouvert une nouvelle « crise du français », et en conséquence la recherche de démarches qui seraient susceptibles de la résoudre.

Dans l'enseignement secondaire, la discipline « français » avait conquis une indépendance relative à partir des années 1900, en abandonnant le colinguisme franco-latin, en se dégageant progressivement des humanités et en inventant ses propres exercices, comme l'explication de textes ou la dissertation. Dans l'enseignement primaire, le privilège accordé à l'orthographe avait profondément marqué, durant tout le xixe siècle, le développement d'une grammaire scolaire qui, à travers l'inculcation de règles, assurait une fonction de standardisation linguistique et de normalisation sociale. Malgré toute une série de remises en cause partielles dès le début du xxe siècle, avec des réformateurs comme Ferdinand Brunot ou, plus tard, Charles Bally, le dispositif ancien de l'enseignement du français s'est maintenu jusqu'aux années 1950 environ. C'est à partir de là qu'il a été contesté par deux séries de démarches portant sur les conditions d'enseignement-apprentissage et sur l'adéquation des contenus.

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Écrit par

  • : docteur en psychologie, professeur ordinaire de didactique des langues à l'université de Genève
  • : maître de conférences à l'École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud

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