EISENMANN CHARLES (1903-1980)
Charles Eisenmann fut un théoricien du droit sans être un doctrinaire. Il a exercé une influence profonde et durable sans imposer des idées, mais en propageant une méthode d'analyse, celle du positivisme juridique, dont il était en France le meilleur représentant.
Il est probable que, pour nombre de ses contemporains, il était surtout un critique, au sens le plus fort, celui qui toujours s'efforçait de détruire les théories dominantes, qui recherchait – et découvrait – les vices d'un raisonnement qu'il exposait ensuite sans précautions excessives. Cette image du polémiste redouté ne lui déplaisait d'ailleurs pas. Il est certain qu'elle correspond à une partie importante de ses travaux. Dans de nombreux domaines, il a combattu des idées reçues et détruit des légendes : que Montesquieu serait l'inventeur de la théorie de la séparation des pouvoirs ou même un adepte de cette théorie, que le principe de légalité commanderait une action administrative conforme aux lois, qu'il existerait un critère simple de répartition des compétences entre juridictions administratives et judiciaires, que le droit administratif serait autonome par rapport au droit privé, etc. Pourtant, il serait faux de caractériser Charles Eisenmann par ce seul talent.
D'abord parce qu'il ne s'est pas contenté de réfuter des théories couramment enseignées. S'il n'avait fait que cela, il aurait d'ailleurs fait oeuvre de science. Mais, dans la plupart des cas, à la théorie qu'il détruisait il en substituait une autre : ainsi, l'interprétation traditionnelle de Montesquieu a été remplacée par l'idée, reprise par Louis Althusser, que le fameux chapitre VI du livre XI de L'Esprit des lois propose non une constitution de l'État, mais une constitution de la société civile, qui reproduise et perpétue la division en classes ; contre la thèse d'une dualité de fondements de la responsabilité en droit public et en droit privé, il a imposé l'idée de fondements identiques. De même, il a construit une théorie originale de la décentralisation, fondé une conception du principe de légalité, développé une méthode de classification des formes politiques.
Surtout, il a mis en œuvre et propagé une méthode dont les effets n'ont pas fini de se faire sentir : la méthode positiviste. Au demeurant, c'est sans doute sa mise en œuvre rigoureuse de cette méthode, qui repose sur le refus et la dénonciation des idéologies dont sont imprégnées les doctrines juridiques traditionnelles, qui a contribué à forger sa réputation de polémiste.
La tradition juridique dominante veut que le juriste ne se borne pas à la description du droit en vigueur, le droit positif, mais qu'il le confronte à des valeurs jugées supérieures : religieuses ou morales ; autrement dit, qu'il porte un jugement sur le droit et qu'ainsi il contribue à l'améliorer. Cette tradition, connue sous la dénomination de « doctrine du droit naturel », a influencé les juristes à des degrés divers. Bien entendu, rares sont les juristes qui s'en réclament ouvertement.
Dans la doctrine du droit public français, c'est paradoxalement l'influence de la sociologie qui a incité les juristes à rechercher les principes extrajuridiques sur lesquels fonder l'évolution du droit. Ainsi la théorie du droit objectif de Léon Duguit ou la théorie de l'institution de Maurice Hauriou.
Le point de vue positiviste repose au contraire sur cette idée simple que seul le droit en vigueur peut être objet de connaissance scientifique et que les valeurs auxquelles on prétend le confronter ne sont que l'expression de l'idéologie propre de celui qui les énonce. Cette conception implique notamment une distinction nette entre le sujet de la connaissance, le juriste, et son objet, le droit positif. Le rôle[...]
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Écrit par
- Michel TROPER : professeur à l'université de Paris-X-Nanterre, membre de l'Institut universitaire de France
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