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GRACIÁN Y MORALES BALTASAR (1601-1658)

Du « Héros » à « L'Homme de cour »

Chiffrée en énigmes que diffracte à l'infini le miroitement conceptiste, miniaturisée en typologies pointillistes dont la succession sous-entend l'impossible analyse synchronique de l'être immergé dans la circonstance, la pensée de Gracián ne s'en affirme pas moins comme un système homogène, redoutablement clos sur l'impitoyable morale de la désillusion.

Si Le Héros (El Héroe, 1630), antidote catholique du Prince de Machiavel, solidement fondé sur la dualité thomiste entendement-volonté, semble osciller entre le manuel de conduite commune – possible raison d'État individuelle – et le traité du politique, c'est qu'il n'y a pas pour Gracián de solution de continuité entre l'honnête homme qui vit sa propre histoire et le surhomme qui bâtit l'histoire des autres. La différence n'est pas qualitative, mais quantitative ; mieux, elle ne tient pas à l'être, mais à l'intensité de la circonstance. Illustré sur le mode tacitiste par Le Politique (El Político, 1640), intellectualisé à l'étape formative de L'Homme universel (El Discreto, 1646), le héros gracianesque ne cesse pas d'être pareil à lui-même dans l'affrontement du quotidien. Ainsi L'Homme de cour (El Oráculo manual, 1647) n'opère-t-il pas une descente au niveau du commun, mais recèle-t-il l'affirmation implicite de la difficulté héroïque de vivre. Comme la politique, le vrai savoir-vivre devient ici la science de survivre.

Théoricien de la manière et du faire-valoir, Gracián n'est pas le précepteur désabusé et cynique de l'apparence. Pour le moraliste, en effet, seule compte la substance. Mais pénétré de la doctrine ignacienne du comportement – objet de l'incompréhension pascalienne –, Gracián utilise pédagogiquement l'apparence comme une « forme vide » qui sollicite la substance de se développer et de l'emplir. L'apparence est ainsi le volume potentiel d'une substance conçue comme dynamique. Pour l'homme contraint d'avancer dans un univers d'illusions agressives, elle est à la fois le masque qui le protège et le portrait plausible auquel il finit par ressembler. À travers l'entrelacs des contradictions extérieures, c'est le problème de la dignité individuelle qui se trouve posé en un approfondissement de la morale annonciateur de la crise de la conscience européenne. En sécularisant à l'extrême la prudence thomiste, Gracián arme la personne contre ce qu'en analyste lucide et précurseur il découvre sans le nommer et qui est le phénomène de l'aliénation sociale.

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Écrit par

  • : maître assistant de langue et littérature espagnoles, U.E.R. de la faculté des lettres et sciences humaines, université de Clermont-II

Classification

Pour citer cet article

Charles MARCILLY. GRACIÁN Y MORALES BALTASAR (1601-1658) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • TRAITÉS POLITIQUES, ESTHÉTIQUES, ÉTHIQUES (B. Gracián)

    • Écrit par Bernard SESÉ
    • 995 mots

    « Ô toi, n'entreprends rien contredisant Minerve. » Ce vers d'Horace qui est cité dans Le Héros (1637), rien, dans l'œuvre superbe de Baltasar Gracián (1601-1658), ne vient le réfuter. « L'intelligence personnelle » que symbolise Minerve est le moteur et le principe des ...

  • CONCEPTISME, littérature

    • Écrit par Bernard SESÉ
    • 372 mots

    De l'espagnol conceptismo. Le trait, la pointe, la saillie, le mot d'esprit, alliant le paradoxe de l'ambiguïté, le brillant à l'inattendu, l'hermétisme à la profondeur, voilà ce qui caractérise le conceptisme, qui joue avec l'idée ou le vocable à la différence du cultisme (ou ...

  • LE CRITICÓN, Baltasar Gracián - Fiche de lecture

    • Écrit par Bernard SESÉ
    • 872 mots

    Œuvre majeure de Baltasar Gracián (1601-1658), Le Criticón, roman allégorique, comprend trois parties. La première partie, publiée en 1651, était signée du nom de García de Marlones. Pour échapper à la censure ecclésiastique, Gracián, qui était jésuite, utilisa un autre pseudonyme, celui de Lorenzo...

  • ESPAGNE (Arts et culture) - La littérature

    • Écrit par Jean CASSOU, Corinne CRISTINI, Jean-Pierre RESSOT
    • 13 749 mots
    • 4 médias
    Voici, parmi tant de définitions du conceptisme, celle de l'un de ses maîtres et doctrinaires, Baltasar Gracián, dans son traité de l'Art des pointes et du bel esprit (Agudeza y arte de ingenio) : « Le concept est un acte de l'entendement qui exprime la correspondance qui se trouve entre deux...
  • INTELLECTUEL

    • Écrit par Jean Marie GOULEMOT
    • 9 442 mots
    • 2 médias
    ...théories philosophiques, scientifiques et religieuses non conformistes. Ces hypothèses hardies font de Cyrano, à nos yeux, un intellectuel. Le cas de Baltasar Gracián (1601-1658), jésuite espagnol est différent : en deux traités, il dresse le portrait du prince chrétien qui utilise tous les moyens pour...

Voir aussi