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GRIBOÏEDOV ALEXANDRE SERGUEÏEVITCH (1794-1829)

« Le Malheur d'avoir de l'esprit »

Griboïedov est l'homme d'un livre, mais ce livre a été le plus grand succès de la littérature russe, diffusé à quarante mille exemplaires manuscrits (à cause de la censure, qui n'en autorisa que des extraits). Comédie, tragédie, pamphlet, Le Malheur d'avoir de l'esprit est tout cela, et plus encore, un « poème scénique » (Griboïedov).

Le héros, le jeune Tchatski, revient à Moscou après une absence de trois ans, brûlant de retrouver Sophie, fille d'un grand seigneur, Famousov. On l'accueille froidement. Avec l'impatience – et la naïveté – des amoureux, il doute encore de son malheur et veut aussitôt savoir la vérité : Sophie aime-t-elle un rival ? Serait-ce Skalozoub, cet officier bête et avantageux ? Ce ne peut être Moltchaline, ce petit intrigant silencieux et servile ! Pourtant – le spectateur le sait – c'est Moltchaline qui est aimé : Sophie, blessée par le départ de Tchatski, l'a paré de vertus imaginaires, et il joue docilement son rôle d'amoureux respectueux, tout en lutinant la servante, Lise. Lors d'un bal chez Famousov, Tchatski retrouve le Tout-Moscou : vieilles dames tyranniques, parasites, tricheurs, filles à marier stupides, maris abrutis. Plaisantant Moltchaline, il provoque la contre-attaque de Sophie qui ne dément pas un bruit absurde : Tchatski serait devenu fou ! Après la réception, voulant à tout prix résoudre l'énigme, il se cache derrière un pilier et entend des propos sur sa « folie » qui mettent le comble à son exaspération. Mais voici le coup de grâce : une déclaration à Lise de Moltchaline, que surprend aussi Sophie. Tchatski laisse là Sophie en larmes, et avec elle Moscou, allant « chercher par le monde un refuge pour le sentiment offensé ».

On voit combien restent proches les traditions de la comédie : soubrette, soldat vantard, père de vaudeville, héros aux tirades moralisatrices ; ajoutons les procédés comiques et la concentration de l'action en une journée. Mais ces rapprochements sont limités : la pièce a quatre actes, est écrite en vers libres, fourmille d'invraisemblances ; surtout, sa structure est révolutionnaire : à l'intrigue classique est substitué le dévoilement progressif d'une réalité, qui, au-delà des procédés traditionnels, s'opère, de façon très moderne, par et à travers le langage et son dynamisme.

L'œuvre est en effet un « poème » destiné à imposer une certaine vision de la réalité. La fusion du thème sentimental et de la critique sociale qui s'enrichissent mutuellement n'est possible qu'à travers le prisme de la sensibilité de Tchatski, véritable chef d'orchestre qui, dès son entrée en scène, en dépit ou à cause des invraisemblances, doit subjuguer le spectateur. D'où vient le personnage ? On songe au Misanthrope, dont l'influence est plus que probable, dans une certaine mesure au philosophe russe Tchaadaïev, mais c'est surtout la personne même de Griboïedov, même esprit, même impatience, même facilité étourdissante à passer – et souvent en l'espace d'un seul vers – par les mille nuances d'un sentiment. Œuvre lyrique, Le Malheur d'avoir de l'esprit est un avatar du drame romantique de l'homme supérieur incompris de la société, une tentative de hardiesse insurpassée pour montrer le drame à sa naissance même, son surgissement et sa fatalité.

Le public y a vu surtout une peinture satirique de la société. Les personnages, prodigieusement vivants, à la fois complexes et d'une simplicité de marionnettes, sont aussitôt devenus des types. À travers eux, c'est Moscou du début des années vingt qui surgit, ou, bien plus encore. Moscou « d'avant l'incendie », avec ses tares (népotisme, futilité, incurie) et, plus largement, toute la société contemporaine[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
  • Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis

Classification

Pour citer cet article

Jean BONAMOUR et Universalis. GRIBOÏEDOV ALEXANDRE SERGUEÏEVITCH (1794-1829) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • RUSSIE (Arts et culture) - La littérature

    • Écrit par Michel AUCOUTURIER, Marie-Christine AUTANT-MATHIEU, Hélène HENRY, Hélène MÉLAT, Georges NIVAT
    • 23 999 mots
    • 7 médias
    ...décembristes Kondrat Ryleïev (Ryleev, 1795-1826) et Wilhelm Küchelbecker (1797-1846), le plus remarquable représentant de cette tendance est Alexandre Griboïedov (Griboedov, 1795-1829), dont la comédie Gore otuma (Le Malheur d'avoir trop d'esprit, 1825) reste classique par la forme malgré...

Voir aussi