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SOLJÉNITSYNE ALEXANDRE ISSAÏEVITCH (1918-2008)

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Le « Dante » du goulag

Une journée d'Ivan Denissovitch, dont la parution en 1962 dans le numéro 11 de la revue Novy Mir (dirigée alors par Tvardovski) révéla le nom de Soljénitsyne à l'univers entier, est une « chute » du grand roman dialogué et philosophique. Nous sommes au cinquième ou sixième cercle de l'enfer du goulag. Spiridon, l'homme de peine du Premier Cercle, s'appelle ici Ivan Denissovitch. Mais le thème central reste l'affranchissement intérieur de l'homme. Ce n'est plus un intellectuel qui est au centre de la quête de vérité, c'est un simple moujik russe, paysan et maçon. Du lever très tôt au coucher très tard, dans les affres du froid sibérien, la lutte de la brigade pour remplir la norme, la dure compétition pour le maigre brouet alloué, nous voyons Ivan Denissovitch survivre sans déshonneur et même connaître des instants d'une joie intense que procurent la solidarité avec d'autres hommes et la victoire sur soi, sur le froid et la faim dans la célèbre scène du mur que construit le vaillant petit maçon. Débrouillard mais jamais tricheur, serviable, digne, se découvrant majestueusement pour avaler son bol au réfectoire, comme s'il présidait à un repas familial chez lui, Ivan Denissovitch, par le seul fait que la brigade le nomme ainsi, respectueusement, par son prénom et son patronymique – et non par le matricule que les bourreaux font marquer sur ses habits –, représente la victoire de la dignité. Pierre Daix et Jorge Semprun, rescapés des camps nazis, ont dit comme tous les détails de cette « journée » leur étaient familiers : c'est que la « civilisation » concentrationnaire est partout la même. Sur son châlit, le soir, Ivan a pour voisin le baptiste Aliocha, et quand Ivan dit à son voisin : « Tu as beau prier, c'est pas ça qui te raccourcira ta peine », le baptiste répond par le mot de saint Paul : « Réjouis-toi d'être en prison ! car ici, au moins, les ronces ont moins de chance de pousser sur ton cœur. »

La publication de ce récit, deux ans avant la chute de Nikita Khrouchtchev, marqua en U.R.S.S. l'apogée de la déstalinisation. Soljénitsyne, ex-bagnard circonspect, avait jusqu'alors soigneusement caché ses écrits. Le voici partiellement dévoilé. Il profite de la brèche pour publier La Maison de Matriona, centrée sur une inoubliable figure de vieille femme fruste qui est une vraie sainte. Mais en 1964 Khrouchtchev est limogé ; commence le long duel entre Soljénitsyne et le pouvoir soviétique. Un duel qui dure dix ans, passe par le refus de publier Le Pavillon des cancéreux, par l'attribution du prix Nobel de littérature (1970) et le bannissement (1974). Ce duel étonnant a marqué notre époque (comme autrefois ceux d'un Voltaire ou d'un Tolstoï avec les pouvoirs de leur temps). Ancien zek, Soljénitsyne a l'obstination d'un homme qui revient de l'Enfer, mais il a aussi la célébrité que le pouvoir lui a lui-même conférée en 1962 en publiant son fameux récit, aveu définitif de l'existence des camps au pays du socialisme. Le pouvoir soviétique est pris de court par un individu dont les faits et gestes ne sont pas calculés en fonction du principe de prudence. En outre, le « phénomène Soljénitsyne » s'inscrit dans le phénomène plus vaste de la dissidence, qui ne sera liquidée, grosso modo, que vers 1975. Dans cette lutte, Soljénitsyne se révèle un extraordinaire tacticien : il sait choisir lui-même le moment pour asséner les coups. De plus, infatigable, il rédige alors, dans une retraite clandestine, L'Archipel du Goulag, qu'il envoie clandestinement en Occident et donne ordre de publier en 1973.

La chronique de cette lutte, il l'a écrite dans un livre dont le titre fait allusion à un proverbe russe : Le Chêne et le Veau. Écrit au fur et à mesure[...]

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Écrit par

  • : professeur honoraire à l'université de Genève, recteur de l'université internationale Lomonosov à Genève, président des Rencontres internationales de Genève

Classification

Pour citer cet article

Georges NIVAT. SOLJÉNITSYNE ALEXANDRE ISSAÏEVITCH (1918-2008) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 14/03/2009

Médias

Alexandre Soljénitsyne à Zurich - crédits : Keystone/ Hulton Archive/ Getty Images

Alexandre Soljénitsyne à Zurich

Heinrich Böll et Soljénitsyne - crédits : Jean-Claude Francolon/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Heinrich Böll et Soljénitsyne

Autres références

  • DAIX PIERRE (1922-2014)

    • Écrit par
    • 802 mots

    «  Écoute, j’ai laissé raconter n’importe quoi sur moi ; mais toi, je t’aiderai. » Ces paroles de Picasso à Pierre Daix en disent long sur la capacité d’écoute que le peintre prêtait à l’écrivain, journaliste et historien d’art, né à Ivry-sur-Seine le 24 mai 1922, mort à ...

  • DURAND CLAUDE (1938-2015)

    • Écrit par
    • 854 mots

    Éditeur de Gabriel García Márquez et d’Alexandre Soljenitsyne, Claude Durand était considéré comme le « monstre sacré » de l’édition française, dont il a marqué les cinquante dernières années. Né le 9 novembre 1938 à Livry-Gargan (en Seine-Saint-Denis aujourd’hui), Claude Durand commence à travailler...

  • GUINZBOURG ALEXANDRE ILITCH (1936-2002)

    • Écrit par
    • 787 mots

    Alexandre Guinzbourg fut l'un des plus célèbres dissidents soviétiques et joua un rôle majeur dans la définition des principes et des méthodes de cette dissidence. Né le 21 novembre 1936 à Moscou, il affirma très tôt son refus du conformisme : à treize ans, dans un pays qui prônait l'athéisme, il se...

  • GOULAG

    • Écrit par
    • 3 867 mots
    • 1 média

    Trois ans à peine après la parution, en Occident, du livre phare d'Alexandre Soljenitsyne L'Archipel du Goulag (1973), le terme Goulag (pour Glavnoie Oupravlenie Laguerei, Direction principale des camps) fait son entrée dans le Grand Robert.

    La reconnaissance du sigle-symbole Goulag marque...

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