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CHALAMOV VARLAM (1907-1982)

L'homme-déchet

L'ensemble des Récits de la Kolyma recrée, certes, une « comédie humaine ». Nous retrouvons chez Chalamov la topographie, les ustensiles, la hiérarchie de cet univers de la « concentration » qui est étrangement le même chez Hitler et chez Staline. L'anthropologie « zékienne » de Soljénitsyne est ici reconstituable, vérifiable : règne des truands, mouchardages, brutalités, « crevards », « planqués », vie « culturelle », médecins-bourreaux, « normeurs », etc. Un univers subhumain et hiérarchisé, avec son rendement de morts journalières.

Primo Levi, Robert Antelme, Geneviève de Gaulle, Evguenia Guinzbourg et beaucoup d'autres témoins nous ont décrit cette géographie de l'espace humain où se fabrique la déchéance. Mais Chalamov va plus loin. Il nous dit l'homme-rouage, l'homme-déchet, pour qui le délai d'une journée a une perspective eschatologique et la découverte d'une pelure de patate gelée est un trésor qui tétanise tout l'être. Ses récits recomposent un enfer, un peuple d'êtres et de destins qui balafrent la mémoire, et surtout posent indirectement la question essentielle : que reste-t-il de l'homme ? En particulier l'émouvant récit « Cherry Brandy » qui décrit « la mort du poète », Ossip Mandelstam en l'occurrence, mort de faim dans un camp de transit de Sibérie orientale, où Chalamov passa lui-même un an plus tard, en transit vers les camps de la Kolyma.

C'est dans le Samizdat que coururent longtemps ces récits. Aucun, bien évidemment, ne parut en Union soviétique. Ils parvinrent à l'étranger en ordre dispersé, furent publiés par deux ou par trois (Les Lettres nouvelles furent les premières à en publier en France). Il fallut attendre 1978 pour qu'une édition complète parût enfin en russe, à Londres, préfacée par l'historien Michel Heller, et 1982 pour qu'une première traduction française fût achevée, aux éditions Maspero. En 2003, enfin, parut une édition rassemblant l'ensemble des récits, édition dirigée et préfacée par Luba Jurgenson. Il est probable que Chalamov ne sut rien de l'édition de 1978. En 1972 on l'avait contraint à désavouer ses Récits de la Kolyma. Le vieil homme usé avait cédé. Au demeurant, il avait rempli sa mission : c'était à nous de savoir lire les Récits. En dehors d'eux, Chalamov écrivit beaucoup de vers, avec un excès quelque peu graphomaniaque. Il en confia beaucoup à Boris Pasternak qui ne savait pas quoi en faire (dans un des récits, le narrateur reçoit une lettre de Pasternak). Alexandre Tvardovski ne voulut pas en publier dans Novyj Mir. Rien ne transparaît dans ces vers sages sur la nature du témoignage du survivant de la Kolyma. Rien, sauf peut-être une allusion dans cette strophe : Le gardien de la langue / N'est pas un écervelé / Et chaque ligne a besoin / D'être défendue. Le survivant qu'était Chalamov savait que chaque ligne a besoin d'être défendue, parce que chaque ligne, chez lui, est de l'humain en perdition.

Par quel miracle d'intrépidité Chalamov a-t-il survécu et nous a-t-il transmis son chef-d'œuvre ? Comment a-t-il lui-même résisté à l'« installation des bas-fonds dans l'âme » ? Comment a-t-il préservé la force de regarder, celle de dire l'indicible ? Et par quel miracle a-t-il échappé à cet étrange syndrome du silence qui rend muets les survivants, et qu'on a étudié cliniquement avec les rescapés des camps nazis ? Son secret, Chalamov nous le livre : il a désappris l'espoir. Même à courte échéance, le zek continuait à espérer, et donc à désespérer. Aussi, dans le kaléidoscope de déchets humains qui défilent, Chalamov a-t-il le temps de poser un regard. Ce qu'il voit est hallucinant, mais ce regard était le dernier[...]

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Écrit par

  • : professeur honoraire à l'université de Genève, recteur de l'université internationale Lomonosov à Genève, président des Rencontres internationales de Genève

Classification

Pour citer cet article

Georges NIVAT. CHALAMOV VARLAM (1907-1982) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Varlam Chalamov - crédits : ullstein bild/ ullstein bild/ Getty Images

Varlam Chalamov

Autres références

  • RÉCITS DE LA KOLYMA, Varlam Chalamov - Fiche de lecture

    • Écrit par Georges NIVAT
    • 914 mots

    L'édition nouvelle en français des Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov (trad. du russe par C. Fournier, S. Benech, L. Jurgenson, Verdier, 2003) est un événement dans la mesure où le texte complet de ce chef-d'œuvre de la littérature de l'inhumain est enfin disponible, et présenté avec...

Voir aussi