PINA (W. Wenders)
Présenté hors compétition, Pina, le film en 3 dimensions (3D) de Wim Wenders, a créé l'événement lors du festival international du film de Berlin en février 2011, et ce à plusieurs titres. Tout d'abord, il y a eu la curiosité de connaître quel regard portait ce réalisateur allemand sur l'œuvre de la chorégraphe Pina Bausch, disparue le 30 juin 2009. Puis, le film cumulait plusieurs défis pour le septième art. Ce premier long-métrage, destiné au grand public, sur la carrière d'une chorégraphe supposait une utilisation radicalement nouvelle de la 3D au cinéma. Son objectif, filmer la danse, donc une dynamique de corps en mouvement et avec elle l'émotion qu'ils suscitent, multipliait les contraintes et les difficultés techniques soulevées par un appareillage lourd et encombrant. Il a donc fallu que Wim Wenders repousse les limites de la technique 3D. Pour cela, il a d'abord choisi de ne tourner qu'avec une seule focale afin d'éviter les effets de flou qu'imposait jusque-là un gros plan sur un sujet en mouvement. Ensuite, il a filmé d'avant en arrière, et non latéralement, pour capter avec le plus de précision possible la grâce du corps dans son ensemble et préserver la stabilité de l'image.
Les premières images nous plongent dans le projet même du film. Grâce à la 3D, le spectateur est invité à pénétrer dans un théâtre et à s'installer dans un des sièges laissés vacants, tandis que sur le mur du fond une photographie de Pina Bausch irradie la scène que traverse en diagonale une femme préservée de la nudité totale par un accordéon. Sur l'écran s'inscrit : « Pour Pina, de notre part à tous. »
Cela faisait des années que Wim Wenders rêvait de filmer la danse de Pina Bausch. Depuis un soir de 1985 où Café Müller, spectacle phare donné au Teatro La Fenice de Venise, a provoqué en lui un choc : « Je n'en croyais pas mes yeux. En quarante minutes, cette femme, Pina Bausch, m'a montré plus de choses que j'avais jamais ressenti dans ce contexte que toute l'histoire du cinéma. C'était ça, la révélation de ma première rencontre avec le travail de Pina Bausch : elle m'a démontré que j'étais une sorte d'analphabète, incapable d'articuler un langage plus simple, plus direct et plus universel qu'elle maîtrisait avec un brio incomparable » (Libération, 6 avril 2011). Restait à trouver le moyen le plus approprié pour filmer cette danse. Mais, à part la caméra sur grue, sur pied ou encore sur l'épaule avec un système de stabilisateur (steadycam), il n'existait pas à l'époque d'autre procédé de prise de vue. Et cela ne semblait pas suffire pour traduire la sensibilité de l'univers « bauschien », sa puissance bouleversante.
En 2007, lors du festival de Cannes, la projection de U2 3D, un film en 3 dimensions sur le groupe de rock irlandais U2, est une révélation. Wenders vient de trouver le moyen de rendre palpable la danse. Le réalisateur et la chorégraphe se mettent d'accord sur le contenu de ce long-métrage. Il filmerait quatre de ses œuvres (nombre correspondant à ce que peut programmer le Tanztheater sur une saison) puis la suivrait dans ses tournées, en répétition, lors des séances de corrections au lendemain de chaque spectacle... Il saisirait des images prises dans les rues de Wuppertal où elle travaille depuis 1973. Mais la mort de Pina en 2009, deux jours avant le début du tournage, a bien failli conduire à l'abandon du projet. Puis, de l'idée d'un film « avec » Pina est née la nécessité d'un film « sur » Pina. Comme un hommage qui ne dirait pas son nom mais serait capable de restituer quelque chose de son esprit, de l'éblouissement de cette danse précipitée et déchirante qui savait si bien raconter avec un humour singulier tout le drame de l'humanité, de son regard malicieux et exigeant capable de transcender les possibilités de ses danseurs.
La sensibilité de Wenders et sa profonde connaissance de l'œuvre de Bausch éclatent dès les premières minutes. La caméra s'approche si près des danseuses qu'on croit pouvoir les toucher. Avec la 3D, on se retrouve au centre du Sacre du printemps (créé en 1975), éclaboussé par la terre répandue au sol, frôlé par le souffle des interprètes. L'espace est redéployé, la danse frissonne, l'image dans sa fluidité traduit l'intensité dramatique de la chorégraphie, transmet l'énergie des danseurs. La barrière entre la scène et la salle n'existe plus. Tout comme le faisait Pina Bausch quand elle envoyait ses danseurs au milieu du public pour mieux troubler l'idée même du spectacle de danse. Il en sera de même pour les larges extraits des trois autres pièces essentielles (filmées intégralement) qui figurent dans ce long-métrage : Café Müller (1978), Kontakthof (1978 et 2000) dans ses trois versions (pour la compagnie, pour des seniors et des adolescents), Vollmond (Pleine Lune en français, 2006).
Le film constitue donc une mémoire du travail de la chorégraphe, renforcée par les souvenirs que chaque danseur évoque. Installés quelques secondes devant la caméra, ou interprétant quelques bribes chorégraphiques, les membres de la compagnie de Pina Bausch lui adressent un adieu poignant. Celui-ci est complété par des scènes de danse filmées en extérieur (ce que la chorégraphe avait déjà fait dans La Plainte de l'impératrice, film réalisé par elle-même et sorti en DVD en juin 2011), au détour d'un carrefour, dans le métro, le tramway, les jardins... Le fil conducteur du film est matérialisé par ce cortège d'une vingtaine d'interprètes qui se suivent en répétant les mêmes gestes dans un no man's land somptueux créé spécialement pour ce film.
Enfin, des images d'archives montrent la chorégraphe en train de danser ou de diriger ses danseurs. C'est en voyant ces anciens documents que, malgré tout, un doute surgit. Ces images un peu granuleuses paraissent plus réelles que celles, si sophistiquées, de la 3D, et la danse plus lisible dans son cadre restreint et plus habituel pour notre œil. Le cinéma, tout comme la littérature, n'est-il pas un art du mentir vrai et la chorégraphie une réorganisation de l'ordre du regard ? Qu'aurait été ce film si Pina Bausch l'avait coréalisé comme prévu ? Questions qui ne trouveront jamais de réponse. Il reste que Pina est un magnifique témoignage de l'art de la chorégraphe et une porte royale pour entrer dans les subtilités de la danse contemporaine.
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Écrit par
- Agnès IZRINE : écrivaine, journaliste dans le domaine de la danse
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