SORIN PIERRICK (1960- )

L'artiste Pierrick Sorin est né à Nantes en 1960, il est le créateur de films et de vidéos dont il est l'unique protagoniste. À la manière d'un acteur burlesque du cinéma muet, il interprète des actions malchanceuses (renverse un bol de chocolat sur le scénario de son prochain film), subit des agressions « tartes à la crème, aïe aïe aïe », ou en commet (botte les fesses des visiteurs de ses installations), bref, fait comme il dit « le sorin », un personnage qui rate tout, sauf ses attaques perfides contre ses partenaires dans le milieu de l'art : le critique, le visiteur, le galeriste, le confrère. Il leur crache au visage, défèque sur eux, les cuisine dans une marmite d'anthropophage, etc.

L'installationLa belle peinture est derrière nous (1989) est un exemple radical de cette agressivité. Le visiteur, muni d'écouteurs, est invité à avancer sa tête dans un isoloir, où un spectacle l'attend. Là, il découvre sur un écran vidéo latéral la tête de Sorin, qui l'interpelle : « Hé, vous, hé, vous me gênez, reculez, vous m'empêchez de voir la belle peinture qui est derrière vous ! » Le spectateur se retourne pour regarder la belle peinture : une « croûte ». Rires. Raccourci fulgurant. Interprétation immédiate : la peinture, c'est fini, place maintenant à des arts nouveaux, la vidéo, etc. Sorin est donc un polémiste joyeux. Mais contre quoi ? Sa cible réelle, à y réfléchir, n'est pas la « peinture » au nom d'un modernisme exacerbé qui s'emparerait de toute technologie dite nouvelle pour mieux cracher sur les « vieux arts ». Dans d'autres vidéos, il exerce son ironie avec le même mordant envers la sculpture contemporaine ou même l'art vidéo. Sa cible, c'est le gogo de l'art contemporain. Celui qui se retourne parce qu'on lui dit de se retourner, celui qui obéit aux ordres de l'artiste postmoderne, se laissant complaisamment tourner en bourrique par « la participation active à l'œuvre », par la mise sur piédestal (il faudrait admirer ce geste éculé) de n'importe quel objet.

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À ce visiteur, Sorin veut enseigner qu'il réagit devant l'art comme un télé-spectateur, un gobeur de spectacles banalisés, uniformisés. Il le fait avec humour, en payant de sa personne. Zappeur et sans reproche, il sautille d'un rôle à un autre comme on rebondit de chaîne en chaîne. Il endosse toutes les fonctions, adopte toutes les positions. Il joue les victimes expiatoires et les bourreaux vengeurs. Christ aux outrages, il subit une avalanche de tartes comme autant de flashs infos saignants, comme un torrent de bêtises gluantes usinées par la télévision. Zorro du degré zéro de la télé, avec son Cousin Jean-Loup (1992), il fouette (il punit) l'écran à coups d'œufs pourris, de crachats, de yaourts et de trognons... Mais c'est l'art qu'il vise. L'état actuel de l'art, pas l'état de la télé.

Pendant ses études à l'école des Beaux-Arts de Nantes, il avait commencé par se tourner vers la photographie. Abstraits, léchés, conceptuels, terriblement modernes, ses clichés de débutant lui ont enseigné la stérilité de certaines pratiques. C'est en poursuivant ses expériences auto-filmiques, inaugurées par quelques films enfantins tournés avec la caméra super 8 de son père, qu'il a trouvé sa voie, celle d'un Charlot des médias, d'un Buster des galeries d'art. Premier succès : les Réveils en 1988. L'artiste s'est enregistré à son réveil tous les matins pendant des mois, réveil provoqué par une minuterie qui déclenchait à la fois une sonnerie, l'allumage des lampes et la caméra. Au-delà du comique de répétition et de mimiques, on assiste là à un vrai travail décapant sur l'image de soi, champ de bataille de la modernité. Les bons coups dans l'histoire de l'art ne sont de bons coups que parce qu'ils répondent magistralement à d'autres bons coups. Dépassant une pléthore d'imitateurs stériles de Duchamp obsédés par les objets, Sorin, lui, renvoie la balle à Rrose Sélavy, le double féminin de l'inventeur du ready made, qui permit à celui-ci de sortir de l'enfermement qu'il avait lui-même créé en plaçant sur un piédestal une roue de bicyclette. Quand Duchamp se déguise en femme ou se multiplie sur la même photo en cinq ou six profils différents, il fait œuvre avec son propre corps, seul sujet et seul instrument qui restent à l'artiste une fois proclamée la fin de toute représentation picturale valable à l'ère des techniques de reproduction du réel (photo, cinéma, production en série de biens de consommation).

L'autoportrait poussé au travestissement, voilà la solution. Pour garder son âme, il faut vendre son corps. L'artiste devient le marchand de lui-même, son commerce s'apparente à une joyeuse prostitution. L'artiste américaine Cindy Sherman l'a bien compris avec ses photos d'elle jouant mille rôles. Mais ce n'est que le miroir d'un mirage. Sorin, lui, vend réellement son corps dans tous ses états (excréments compris, Oui mais j'ai envie, 1988). Se grimant dans toutes les positions et dans tous les rôles – artiste, modèle, marchand d'art, critique, amateur, consommateur, et même père et mère (Cinq Rêves dans un jardin, 1998, installation, musée de Lyon) – il ne se contente pas de tendre un miroir de lui-même au visiteur, il bouscule ce cochon de voyeur, l'implique dans ses dispositifs, si possible dangereusement. Pour se rincer l'œil, celui-ci doit risquer de le perdre (en se faisant aveugler d'un jet de peinture, par exemple). Il y a toujours un risque à approcher son œil d'une fente. Là encore, on retrouve le dispositif duchampien de la porte derrière laquelle on contemple, à travers un trou, le nu d'Étant donnés. Mais, chez Sorin, il n'y a rien à voir au-delà du trou. Pas d'autre corps que le sien.

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Sorin ou l'extrême autarcie : sa place dans l'histoire de l'art est celle de l'ego qui est allé le plus loin dans la suppression de l'autre (dans Le Cochon, 2000, il va jusqu'à supprimer tous les artistes du Centre Georges-Pompidou). Fervent pratiquant de l'auto-filmage, il est souvent l'acteur des histoires qu'il invente, comme dans le Portrait de ville (2006, commandé par la ville de Nantes) dans lequel il interprète tous les personnages. Il accompagne parfois ces films de petits « théâtres optiques », mélange de bricolage et de technologies, qui lui permettent d'apparaître dans le lieu d'exposition sous forme d'hologramme.

— Jean-Paul FARGIER

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  • VIDÉO ART

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    Si certains vidéastes recourent aux théories et aux logiques littéraires, d’autres, tels Thierry Kuntzel (Buena Vista, 1980) ouPierrick Sorin (Réveils, 1988 ; Pierrick et Jean Loup, 1994), font quant à eux souvent référence à certains modes de constructions d’images et de narration propres...

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