JACCOTTET PHILIPPE (1925-2021)
Né le 30 juin 1925 à Moudon (Suisse), Philippe Jaccottet, jusqu'à la fin de ses études de lettres, a vécu à Lausanne, soit – géographiquement, littérairement – à distance des mouvements et des modes, mais en un point de rencontre privilégié de deux cultures ou, pour mieux dire, de deux clartés : celle du romantisme et de l'idéalisme allemands, celle du monde gréco-latin. Par l'intermédiaire de Hölderlin, de Rilke et de leur traducteur, le poète romand Gustave Roud (dont la Correspondance avec Jaccottet a été publiée en 2002), cette double influence est déjà sensible dans ses poèmes de jeunesse.
Après un voyage en Italie (1946) dont Libretto (1990) garde le souvenir et au cours duquel il se lie d'amitié avec Ungaretti, Jaccottet, ayant passé plusieurs années à Paris, s'établit en 1953 à Grignan, dans la Drôme, au moment où paraît son premier recueil important, L'Effraie et autres poésies. Révélateur est le choix d'un lieu où la lumière provençale adoucit au loin la présence parfois menaçante de la montagne. Qu'il s'agisse en effet de poèmes – rassemblés notamment dans les recueils collectifs Poésie 1946-1967 (1971) et À la lumière d'hiver (1977) –, d'un récit comme L'Obscurité (1961), ou d'ensembles de proses qui associent la description et la méditation poétiques – La Promenade sous les arbres (1957), Éléments d'un songe (1961), Paysages avec figures absentes (1970), À travers un verger (1975), Beauregard (1981), les trois recueils de La Semaison (1984, 1996, 2001), enfin Taches de soleil, ou d’ombre, 2013) –, Jaccottet ne cesse de déceler, d'interroger, derrière l'éclat ou la tendresse de la lumière, l'ombre d'où elle surgit, où de nouveau elle s'enfonce, et surtout le passage fugitif où il semble pourtant qu'elles s'accordent, et laissent entrevoir une promesse qui n'est peut-être qu'une illusion. Ce pressentiment d'un au-delà (mais saisissable ici et maintenant même) et la nostalgie d'un sacré sans dieux ni transcendance pénètrent les livres de Jaccottet. Il baigne d'une lumière plus pure, plus tragique aussi, des recueils tels que Pensées sous les nuages (1983). Après beaucoup d'années (1994), Et, néanmoins (2001) ou encore Ce peu de bruit (2008), où l'on voit s'effacer la distinction entre vers et prose.
La tâche incertaine du poète consiste à en relever et préserver les traces, dans le plus grand effacement de soi. Tâche qui suppose une extrême vigilance, une critique et presque une morale de la poésie. Ainsi, dans sa prose et ses vers limpides qui ne prennent, avec la prosodie traditionnelle, que les libertés exigées par la justesse de l'émotion, Jaccottet s'efforce-t-il de ne pas hausser le ton, refusant l'ivresse lyrique. Elle ne serait qu'imposture au plus noir de l'ombre, quand souffrance et mort d'autrui ôtent au poète la faculté et le droit de chanter, d'espérer une lueur. Mais, d'une telle expérience, de cette dépossession, Jaccottet a tiré l'expression la plus haute de son lyrisme : humbles, âpres et paradoxales leçons d'espérance (Leçons, 1969). À sa façon, cette conscience inquiète rejoint la mise en cause moderne de la poésie. Philippe Jaccottet a d'ailleurs donné de remarquables études sur ses contemporains (L'Entretien des muses, 1968 ; Rilke, 1970 ; Une transaction secrète, 1987). On lui doit aussi, parmi de nombreuses traductions (Homère, Gongóra, Hölderlin, Leopardi, Ungaretti, Mandelstam, Rilke) pour partie rassemblées dans D'une lyre à cinq cordes, 1996, d'avoir rendu accessible au lecteur français la quasi-totalité de l'œuvre de Musil.
Philippe Jaccottet meurt à Grignan (Drôme) le 24 février 2021.
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Écrit par
- Jacques RÉDA : écrivain
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