MODÉLISATION ET PRÉVISION OCÉANOGRAPHIQUES

Les océans couvrent environ 361 millions de kilomètres carrés, soit 70,8 p. 100 de la surface du globe, avec une profondeur moyenne de 3 700 mètres. Ils sont une composante majeure de notre planète et de son histoire. La vie sur Terre est issue de ce milieu. L’océan a d’abord été connu par des mesures locales, puis les satellites ont permis une vision d’ensemble de sa surface, et enfin les instruments les plus récents permettent d’en explorer les profondeurs.

L’observation de l’océan est difficile même si les progrès technologiques ont permis des avancées importantes. La confrontation des mesures aux théories met en place une démarche expérimentale. Or il n’est pas possible d’élaborer en laboratoire une « maquette » des océans qui puisse prendre en compte toutes les interactions d’échelles des mouvements océaniques. La modélisation numérique de l’océan est donc une méthode expérimentale qui, confrontée aux théories et aux mesures, permet de faire avancer les connaissances. Mesures in situ et par satellite, expériences de laboratoire et modélisations numériques se combinent désormais pour comprendre et prévoir les océans.

Mesurer l'océan

Islande : carte ancienne - crédits : Fine Art Photographic Library/ Corbis/ Getty Images

Islande : carte ancienne

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Les cartes du monde antique montrent que les connaissances que l’on avait de l’océan ont d’abord répondu à la motivation de faciliter le trafic maritime. Les plus anciennes décrivent le contour des côtes, les courants et les vents de surface. Elles sont souvent ornées de « monstres marins », illustrant la méconnaissance des océans en profondeur. On peut associer l’océanographie moderne – l’étude scientifique des océans, qui s’est développée à partir de la seconde moitié du xixe siècle – avec le début des mesures océanographiques en profondeur, dans le but d’explorer ce qui se passe sous la surface des océans. Pour obtenir différentes mesures de température, salinité, courants, en surface, mais aussi et surtout en profondeur, l’océanographie moderne a développé une instrumentation spécifique à ce milieu opaque.

Les campagnes océanographiques

Depuis ses débuts, l'océanographie a eu recours à des navires. Certains, consacrés uniquement à la recherche (navires océanographiques), sont affectés spécifiquement à l'étude d'une région donnée ou d'un processus ; d'autres, à vocation commerciale, fournissent des mesures dites d'opportunité. La nécessité de recourir à un bateau, moyen lent et coûteux, limite toutefois les capacités d'observation. Un navire océanographique effectue des mesures de routine tout le long de son parcours, ainsi que des observations à certains points fixes préalablement déterminés (stations) ; il permet aussi la mise en place de matériels ancrés.

L'instrumentation développée à partir d'un navire

Pour obtenir des profils rapides de température dans les couches superficielles de l'océan, un des premiers instruments a été la sonde largable, dite encore sonde bathythermographique. Celle-ci mesure la température lors de sa chute libre dans l'océan. La profondeur est déduite de la vitesse de descente, et la transmission des données se fait par l'intermédiaire d'un fil de cuivre (conducteur), relié au bateau et qui casse vers 400 ou 700 mètres ou même 1 500 mètres selon la sonde. Ce type de mesure rudimentaire est très utilisé, car il ne nécessite pas l'arrêt du navire. Mis en œuvre depuis les années 1960, cet outil est fondamental pour obtenir des informations sur le comportement de l'océan, la densité des observations réduisant les problèmes d'incertitude et de précision rencontrés. Depuis 1992, la sonde largable peut être équipée d'un capteur de conductivité (à partir de laquelle est calculée la salinité).

L'instrument de base des océanographes est la bathysonde (ou sonde CTD) qui mesure la conductivité (C) et la température (T) en fonction de la profondeur (D pour depth) à partir d'un navire en station. Deux types de développements techniques ont permis de généraliser son utilisation. Munie d'ailerons latéraux, la sonde peut alors être tractée par un navire, l'inclinaison des ailerons réglant son angle de pénétration dans l'eau ; elle peut ainsi effectuer des allers et retours dans les couches superficielles. Elle est très utile, par exemple, pour l'exploration d'une zone de variabilité rapide des paramètres physiques comme les structures frontales. Il est également possible de l'utiliser pour obtenir des profils réguliers de la colonne d'eau, au point fixe, en l'équipant d'un système automatique de descente-montée le long d'un câble. Dans ce cas, le navire n'intervient que dans les phases d'installation et de récupération de l'équipement.

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Des instruments en partie autonomes sont installés sur des mouillages ancrés au fond. Les mouillages sont constitués d'une ligne tendue entre le fond et la profondeur de la mesure la plus superficielle. Sur cette ligne sont accrochés de multiples instruments : capteurs de température et de conductivité et, pour mesurer la vitesse, courantomètres. Ils permettent d'obtenir de longues séries de mesures indispensables pour connaître la variabilité temporelle de ces paramètres physiques dans une région donnée. Mais ces mouillages sont de conception et de réalisation coûteuses, et d'entretien difficile : les visites bisannuelles de contrôle par un bateau sont indispensables ; en outre, ils risquent d'être ramassés par des visiteurs inattendus...

Tous ces instruments et ces campagnes de mesure ont permis de commencer l’exploration de l’océan profond. Toutefois, ils laissaient de grands vides à la fois dans l’espace et dans le temps : pas de couverture de l’ensemble des océans, pas de continuité des mesures dans le temps. La communauté scientifique a donc cherché de nouvelles méthodes et de nouveaux outils pour combler les lacunes.

Du local au régional : la mise en réseau des instruments de mesure

L'océan transmet très efficacement les signaux acoustiques. En océanographie, les techniques fondées sur les ondes sonores ont d'abord été employées pour connaître la position d'un instrument au sein de la colonne d'eau. Puis, la trajectoire même des ondes acoustiques a été utilisée pour déterminer les variations de la structure interne de l'océan. Les ondes acoustiques émises par une source sonore sont réfléchies par les fortes variations de densité de l’eau de mer au fond de l'océan et dans les couches de surface. Elles se propagent relativement loin de leur zone d'émission et restent piégées entre le fond et la thermocline (région de l'océan où le gradient thermique est important). La durée de leur trajet est proportionnelle aux variations de densité rencontrées. En disposant d'un réseau de plusieurs sources (émetteurs-récepteurs) localisées autour de la région à étudier, il est possible de réaliser une cartographie tridimensionnelle des anomalies de densité. Cette technique permet l'exploration de l'océan à moyenne échelle (quelques centaines de kilomètres). Elle pourrait être employée à l'échelle globale, mais dans des bandes de fréquence sonore qui pourraient créer certaines nuisances (en particulier pour les cétacés).

Une autre application de l'acoustique concerne la mesure de la vitesse des masses d'eau par effet Doppler. La propagation des ondes acoustiques interagit avec la vitesse propre des masses d'eau qu'elles traversent. En combinant leurs trajets aller et retour, il est possible d'en déduire la vitesse propre des masses d'eau. Des courantomètres à effet Doppler, capables de restituer des profils de vitesse sur toute une couche d'océan, ont donc été fabriqués. Ces outils, mis en œuvre sur un mouillage ou à partir d'un bateau, ont révolutionné la mesure des vitesses des courants marins.

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On est ensuite passé de mesures régionales à des réseaux d'observation. La mise en place de ces réseaux nécessite une collaboration à l'échelle internationale, des budgets permettant d'assurer la continuité dans le temps des mesures ainsi que le développement d'instruments moins coûteux. Le premier réseau a été installé dans les années 1980, avec pour mission la surveillance du niveau des mers. Il est constitué d'un ensemble de marégraphes, qui suivent les déplacements d'un flotteur placé dans un tube (ce qui permet d'éliminer les variations rapides de la surface) et de capteurs de pression qui, placés sur de faibles fonds, mesurent les variations de pression de la colonne d'eau sus-jacente. Ces instruments mesurent les variations côtières du niveau des mers, en particulier les marées. Certains sites bien calibrés permettent de suivre l'évolution lente du niveau de la mer jusqu'à approcher la variation séculaire. Ce réseau constitue un étalonnage indispensable pour l'observation du niveau de la mer à partir de satellites.

Les navires marchands, qui effectuent des mesures de routine (température et salinité, ainsi que conditions atmosphériques) tout le long de leur trajet, constituent aussi un réseau. Les observations ne sont pas uniformément réparties, puisqu'elles dépendent de la distribution des lignes commerciales : elles sont particulièrement denses dans l'hémisphère Nord, et quasi inexistantes dans les latitudes australes. Enfin, les programmes de recherche sur le climat ont permis la mise en place d'un réseau de mouillages couvrant tout le Pacifique équatorial : le réseau TAO (Tropical Atmosphere Ocean). Celui-ci assure par transmission satellitaire le suivi permanent des conditions atmosphériques et océaniques dans la zone. Il est constitué d'un ensemble de bouées de surface, positionnées loin des côtes, qui mesurent les profils de température entre 0 et 400 mètres de profondeur ainsi que les conditions météorologiques de surface. Certaines bouées sont équipées de capteurs de conductivité (pour mesurer la salinité) et de courantomètres acoustiques à effet Doppler. L'entretien de ce réseau demande l'intervention de bateaux deux fois par an. Sa fonction est d'assurer la surveillance du Pacifique tropical où se développent les anomalies climatiques liées à El Niño.

L'observation des océans à partir des satellites

Anomalies du niveau de la mer mesurées par satellite - crédits : EU Copernicus Marine Service

Anomalies du niveau de la mer mesurées par satellite

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Les réseaux d’observation in situ permettent déjà de couvrir des zones géographiques limitées dans le temps et l’espace. Avec le développement des satellites d’observation de la Terre, une nouvelle étape est encore franchie puisqu’ils assurent une couverture quasiment synchrone de l’observation de tous les océans (on parle de couverture spatiale synoptique), ainsi qu’une continuité dans le temps des mesures. Ces outils permettent de mieux comprendre les phénomènes océanographiques, mais aussi de connaître leur variabilité temporelle. Ces évolutions dans le temps ont pris une importance toute particulière pour pouvoir discerner la variabilité naturelle des phénomènes de celle liée au changement climatique d’origine anthropique (c’est-à-dire provoqué par l’activité humaine).

Le développement des techniques spatiales a donc permis de formidables avancées dans l'exploration de l'océan. Celle-ci a bénéficié du déploiement du réseau GPS (Global Positioning System), grâce auquel il est possible de localiser très précisément l'émission d'un signal et d'en assurer la transmission. Cela a rendu possible la surveillance des mouillages, la récupération directe de leurs informations ainsi que le suivi des bouées dérivantes. En outre, les satellites à défilement, qui se déplacent progressivement par rapport à la surface de la Terre, permettent d'avoir une image globale des conditions de surface de l'océan (température, salinité, champ de vagues…) en quelques jours. Malheureusement, comme l'océan reste opaque aux ondes électromagnétiques, seule l'étude de sa surface est possible à partir de l'espace.

Un instrument particulièrement utile pour les océanographes est le diffusiomètre, qui permet la mesure de la tension du vent. Le vent est en effet un moteur puissant de la circulation océanique ; la connaissance de ses caractéristiques est nécessaire pour déterminer les mouvements de l'océan. Le diffusiomètre est un radar micro-onde qui mesure dans les trois directions la réflectivité de la surface océanique. Ces mesures peuvent être interprétées en termes de tension de vent, et la combinaison des trois signaux permet d'en obtenir la direction ; les conditions de vent à la surface du globe sont alors restituées avec une précision intéressante et utilisable dans les estimations produites par les centres de prévision météorologique.

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L'altimètre radar, quant à lui, mesure la distance entre le satellite et la surface de l'océan. Depuis le milieu des années 1970, plusieurs missions altimétriques ont été lancées pour cartographier, à l'échelle globale, les ondulations de la surface océanique. Ces dernières correspondent à un état d'équilibre entre la circulation océanique et la circulation atmosphérique. Le principe de la mesure altimétrique est simple : une onde radar est émise du satellite vers la surface de la Terre, où elle se réfléchit. La durée du trajet de cette onde permet de calculer la distance entre la Terre et le satellite. L'application de cette technique pour les problèmes océanographiques est délicate, car les variations du niveau de la mer sont de l'ordre de quelques dizaines de centimètres seulement – par exemple, un tourbillon chaud du Gulf Stream correspond à une élévation de l'eau de l'ordre de 30 centimètres ; El Niño correspond à un dénivelé de la surface de l'eau de 60 centimètres entre les côtes est et ouest du Pacifique. Les premiers satellites altimétriques, tels que Seasat (1978) et Geosat (1985-1989), ont montré la potentialité de cette mesure pour l'océanographie, mais il a fallu attendre ERS-1 (premier satellite de la famille European Remote-Sensing Satellite, lancé en 1991) et surtout Topex-Poséidon (1992-2005, donnant une précision inférieure à 4 cm) pour qu'elle soit exploitée scientifiquement. Pour interpréter le signal en ce qui concerne le niveau de la mer, il faut d'abord calculer très précisément la position du satellite par rapport au centre de la Terre, puis corriger la trajectoire du signal radar lors de sa traversée de l'atmosphère (corrections ionosphériques, correction sur le contenu en vapeur d'eau troposphérique), filtrer les signaux océaniques de haute fréquence (marées, vagues) et connaître le géoïde, c’est-à-dire le niveau d'équilibre de la surface océanique sous l'effet de la gravité. Extraire un signal géophysique précis et utilisable est un problème extrêmement complexe de traitement de l'information. Des progrès considérables ont été effectués depuis les années 1990. Ainsi, Topex-Poséidon a permis durant treize ans un suivi précis de la variabilité de la surface des océans à différentes échelles spatiales et sur des durées suffisamment longues pour permettre de comprendre les variations interannuelles. Le suivi des variations du niveau de la mer (on parle de topographie des océans) par satellite se poursuit désormais avec les satellites Jason, successeurs de Topex-Poséidon, lancés respectivement en 2001 (Jason-1), 2008 (Jason-2) et 2016 (Jason-3). Au-delà de l’exploit technique et scientifique consistant à extraire un faible signal d’une série de mesures si fluctuantes, la continuité de celles-ci dans le temps sur une période longue (plusieurs dizaines d’années) permet de distinguer les différents types de variabilité de la hauteur du niveau des océans. En effet, grâce à ces séries maintenant suffisamment longues, on peut discerner la variabilité naturelle de ces fluctuations de la variabilité liée aux changements climatiques d’origine anthropique. Les technologies satellitaires continuent à progresser avec de nouveaux instruments comme SMOS (Soil Moisture and Ocean Salinity) qui équipe le satellite du même nom lancé en 2009, et qui mesure entre autres la salinité de surface des océans.

Les réseaux d’instruments autonomes

L’océanographie moderne a donc exploré l’océan dans ses trois dimensions spatiales et dans sa dimension temporelle au moyen d’instruments locaux, puis de réseaux régionaux et enfin grâce à des satellites. Les instruments les plus modernes combinent ces différentes technologies par l’intermédiaire d’un réseau d’instruments dérivants qui transmettent leurs mesures par les satellites. Ces données sont ensuite regroupées et analysées, permettant d’obtenir des mesures quasi globales et le suivi des variations dans le temps.

Répartition mondiale des flotteurs du programme Argo - crédits : jcommops

Répartition mondiale des flotteurs du programme Argo

Durant son trajet, chaque instrument autonome mesure en continu les propriétés du milieu. Les flotteurs dérivant à une profondeur donnée peuvent être repérés par un positionnement acoustique ou bien par satellite (système GPS), lorsqu'ils remontent en surface ou lâchent une bouée secondaire. Le flotteur dérivant est peu coûteux par rapport à l'utilisation d'un navire.

Lancé en 2000 par la Commission océanographique intergouvernementale de l’UNESCO (COI) et l’Organisation météorologique mondiale (OMM), le programme scientifique Argo est financé par de nombreux pays. C’est un réseau de flotteurs libres (3 834 fonctionnels en juillet 2017) dérivant dans tous les océans. Ces instruments mesurent en continu la température et la salinité océaniques, de la surface à 2 000 mètres de profondeur. Chaque flotteur transmet ses données par satellite lorsqu’il remonte à la surface. Les informations sont collectées en France et aux États-Unis puis mises à la disposition de la communauté scientifique internationale. Le million de profils mesurés a été atteint en 2012.

Océanographie : déploiement d’un flotteur libre - crédits : Encyclopædia Universalis France

Océanographie : déploiement d’un flotteur libre

Mise à l’eau d’un flotteur - crédits : Ifremer

Mise à l’eau d’un flotteur

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Écrit par

  • : directrice de recherche au CNRS, directrice de l'Institut national des sciences de l'Univers, CNRS
  • : ingénieure au CNRS, chef de projet NEMO, laboratoire LOCEAN, université Pierre-et-Marie-Curie

Classification

Médias

Islande : carte ancienne - crédits : Fine Art Photographic Library/ Corbis/ Getty Images

Islande : carte ancienne

Anomalies du niveau de la mer mesurées par satellite - crédits : EU Copernicus Marine Service

Anomalies du niveau de la mer mesurées par satellite

Répartition mondiale des flotteurs du programme Argo - crédits : jcommops

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Autres références

  • MARÉES NOIRES

    • Écrit par
    • 7 626 mots
    • 5 médias
    ...leur vitesse propre. Courants et vents combinent donc leur action et les nappes se déplacent selon la résultante de ces deux forces. Il existe différents modèles mathématiques permettant de prévoir le déplacement des nappes, que l'on peut régulièrement « recaler » par l'observation aérienne. Le modèle...

Voir aussi