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LES IMAGES RUPESTRES DU SAHARA (A. Muzzolini)

Des images rupestres sahariennes, le public ne connaît généralement que les peintures du Tassili, popularisées par Henri Lhote grâce à l'exposition qui présenta pour la première fois ces œuvres au musée des Arts décoratifs en 1957. Mais peintures et gravures se comptent désormais par dizaines de milliers sur l'ensemble du Sahara, depuis le Nil jusqu'à l'Atlantique. Pourtant, cette masse documentaire de tout premier plan est encore sous-utilisée par les préhistoriens, les archéologues, les ethnologues et les historiens de l'art : situation d'autant plus étonnante qu'il y a là des œuvres atteignant des sommets artistiques, tout en illustrant les pratiques, rites et croyances de peuples aujourd'hui disparus. Mais, si les chercheurs admettent que ces archives rupestres renferment bien une grande quantité d'informations, ils ajoutent aussitôt que celles-ci sont inutilisables tant qu'elles ne sont pas datées. Effectivement, que l'on s'intéresse par exemple à l'histoire de l'art en général, au peuplement de l'Afrique ou aux relations entre l'Égypte antique et ses voisins, on ne peut intégrer l'art rupestre saharien aux argumentations sans l'ancrer dans une chronologie fiable. Et il faut bien reconnaître que, depuis des années, coexistent dans les sources bibliographiques des estimations chronologiques « longues » ou « courtes » pouvant différer de dix mille ans ou plus, ce qui n'encourage guère les auteurs à s'intéresser aux documents sahariens. C'est dans ce contexte qu'il convient d'apprécier le travail consacré par Alfred Muzzolini, non pas à tel ou tel site nouveau ou à telle ou telle province rupestre particulière, mais aux Images rupestres du Sahara (coll. Préhistoire du Sahara, chez l'auteur) dans leur ensemble... Projet ambitieux ! Mais l'auteur, ingénieur-géologue, docteur en préhistoire et ancien rédacteur en chef de la revue Sahara, était particulièrement bien armé pour l'entreprendre.

Le livre, illustré par un choix d'environ cinq cents œuvres significatives, se divise en deux grandes parties : l'une, plutôt « théorique », traite des problèmes de classification, de chronologie et d'interprétation, tandis que la seconde fait le point sur chacune des provinces rupestres du nord de l'Afrique.

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Après une présentation diachronique du cadre physique, l'auteur brosse un tableau très vivant de l'histoire des découvertes, montrant en particulier que, pour le Sahara, les travaux n'ont pas progressé au même rythme que pour d'autres ensembles rupestres mondiaux ; d'ailleurs, aucune mission d'étude ne se consacre actuellement aux arts rupestres sahariens, particulièrement délaissés par les institutions. Un chapitre entier évoque la préhistoire du subcontinent et plus particulièrement les climats holocènes (à partir de 8000) : on retiendra surtout que, après le grand vide postatérien durant lequel l'ensemble du Sahara, hyperaride, était encore plus désertique que de nos jours, l'épisode du Grand Humide (8000-5000 av. J.-C. env.) a permis une réoccupation humaine par des groupes dont certains étaient déjà dotés de céramique un ou deux millénaires avant les dates connues pour le Moyen-Orient. Quant à la domestication, elle n'est attestée qu'après l'Aride mi-holocène des environs de 4500 avant J.-C., pour se généraliser durant l'Humide néolithique (de 4500-4000 à 2500 av. J.-C.), avant de voir son développement brisé par la cassure de l'Aride postnéolithique (vers 2000-1500 av. J.-C.).

Ces prémisses posées, plusieurs chapitres de l'ouvrage développent et appliquent une série de critères permettant une classification et une chronologie. Certains de ces critères, liés à la forme, sont classiques (localisation, dimensions, technique, patine, superposition, style), mais leurs conditions d'utilisation sont clairement définies. L'indispensable examen critique des classifications antérieures (celles de Flamand, Monod, Lhote, Mori, Huard...) semble a priori confirmer l'idée répandue selon laquelle, en ce qui concerne les arts préhistoriques du Sahara, rien de certain ne peut jamais être affirmé. Or c'est justement ici que se situe l'apport principal de l'ouvrage, puisqu'il présente une nouvelle classification, et donc une nouvelle chronologie. Contrairement à ses prédécesseurs, Alfred Muzzolini ne se contente pas d'amender les classifications anciennes mais, par l'emploi de ce qu'il appelle la « méthode des noyaux », il définit des groupes stylistiques répondant à une série de critères discriminants aisément repérables sur les œuvres : ces noyaux stylistiques sont alors mis en perspective sur leur territoire, et dans une tranche chronologique assez courte. Il en résulte la définition de plusieurs écoles artistiques dénommées soit d'après un type de figuration caractéristique soit du nom d'un site éponyme. Ainsi, pour les gravures : écoles du Bubalin naturaliste, de Tazina et du « guerrier libyen » ; et, pour les peintures : écoles des Têtes rondes, de Sefar-Ozanéaré, d'Abaniora, d'Iheren-Tahilahi, sans oublier les Pasteurs de Ti-n-Anneuin et les Caballins. Au sein de chacun de ces groupes sont alors repérés plusieurs marqueurs chronologiques tels que la présence ou l'absence, dans les représentations, de : faune archaïque (éléphant, rhinocéros, hippopotame...) ou plus récente (oryx, cheval...), arc, armes longues (javelot, lance, épieu), patine de coloration moyenne. Les fréquences relatives de ces marqueurs autorisent la construction d'une séquence cohérente... qu'il ne reste plus qu'à situer dans la chronologie absolue. Les moyens directs de datation étant encore inutilisables au Sahara (absence de charbons, etc.), seules des méthodes indirectes peuvent être employées. Il s'agit essentiellement, pour les étages anciens, de repères climatologiques et archéo-zoologiques, et, pour les périodes récentes, de l'apparition des chars et de l'écriture libyque. Comme le bétail domestique est parfaitement attesté dès le bloc de figurations le plus ancien (Bubalin naturaliste, Têtes rondes et Bovidien ancien du groupe de Sefar-Ozanéaré), aucune de ces écoles ne peut avoir précédé l'Humide néolithique débutant vers 4500 avant J.-C. (au demi-millénaire près). Le Bovidien final doit être placé après l'Aride postnéolithique des environs du Ier millénaire avant notre ère, la Période du cheval et des chars ne peut guère débuter avant 700 avant J.-C. (tout comme l'école du Guerrier libyen), et la Période du chameau tassilienne se développe au cours du iiie siècle avant J.-C. Seule l'école de Tazina demeure flottante dans la chronologie, car il est très possible qu'elle corresponde à un mode d'expression trop largement répandu pour pouvoir être associé à une époque précise.

On notera que c'est la première fois qu'une chronologie absolue des arts rupestres sahariens est proposée sur la base de raisonnements contraignants : dans l'état actuel du savoir, les hypothèses « longues » doivent donc être abandonnées. Dans un chapitre qui confronte les résultats des fouilles à ce que l'on peut savoir des groupes ethniques reflétés par les écoles artistiques, Alfred Muzzolini montre en outre que, pour une grande part, « l'art rupestre, malgré ses handicaps, possède un niveau de résolution plus fin, et finalement une plus grande richesse d'informations que l'archéologie classique ». Ainsi, grâce à la remarquable mise en ordre opérée dans cet ouvrage, il devient enfin possible d'utiliser l'art rupestre saharien comme n'importe quel autre document archéologique situé dans le temps avec un degré de précision acceptable pour l'historien ou le comparatiste. La chronologie proposée par l'auteur va donc enfin permettre de commencer à s'intéresser sérieusement à l'univers symbolique des différents groupes artistiques. C'est là sans doute que le livre présente quelque faiblesse, puisque la critique des « lectures » déjà tentées par d'autres auteurs n'est pas suivie d'une proposition originale. Au contraire, parvenu à la « porte close » du sens des œuvres qu'il étudie, Alfred Muzzolini abandonne son lecteur « au seuil du temple », laissant simplement deviner que, au-delà, règnent transcendance, mystère et beauté. Mais, orphelins du sens, nous ne pouvons guère en vouloir à celui qui nous a conduits jusqu'à ce point en nous donnant, pour la première fois, quelques outils qui, peut-être, nous permettront un jour d'entrebâiller la porte...

— Jean-Loïc LE QUELLEC

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Écrit par

  • : docteur en anthropologie-ethnologie-préhistoire, C.N.R.S., U.M.R. 7041, Archéologie et sciences de l'Antiquité, Centre de recherches africaines (université de Paris-I-Sorbonne)

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