Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

SACHER-MASOCH LEOPOLD VON (1836-1895)

Utopie et fantasme

Cette renaissance, à présent seul un Grec (portant en lui l'essence perdue de la Grèce) pourrait l'accomplir, un législateur qui soit aussi un éducateur et sache faire de la femme non plus un tyran ou une esclave, mais une compagne. Passage du mythe à l'utopie : le rêve païen devient idéal du mariage, annonciateur de transformation sociale. C'est cet idéal qu'illustre Marcella. Le conte bleu du bonheur : l'amour physique couronné par l'harmonie morale, l'homme et la femme unis par le travail en commun. La paix des sexes, voilà le signe de la vie revenue dans l'histoire, et cette paix, seule en dernier ressort l'économie peut l'assurer : « Ce n'est que l'association dans le travail qui pourra conduire à l'égalité des droits dans le mariage, de même que dans l'État et la société. L'infériorité actuelle de la femme est le produit de l'éducation qu'elle reçoit ; élevez-la comme une créature libre, laissez-la être de moitié dans la vie sérieuse, et elle sera votre égale, votre camarade, votre associée. »

Mais le conte bleu du bonheur n'est qu'un beau rêve que la réalité d'un rêve plus cruel dissipe. En l'absence d'une femme noble et forte, mieux vaut « un beau démon », une femme infidèle et sans pitié. Pas de demi-mesure. En l'absence de Marcella s'impose l'idéal inverse : Wanda, la « Vénus à la fourrure », qui fait de l'homme son esclave. À l'inverse du bonheur et de son économie, la jouissance et son désordre. À l'inverse de l'utopie, le fantasme. Cela veut dire : réinvestir en jouissance les douleurs de l'histoire, réinvestir le christianisme, réinvestir la mort. Rendre à la passion son plus cruel sérieux : « Les martyrs étaient des êtres suprasensuels qui trouvaient un plaisir certain dans la douleur et qui recherchaient d'horribles tourments, jusqu'à la mort même, comme d'autres recherchent la joie. » Par un usage ironique du contrat retourner la loi contre elle-même, en montrer non seulement l'arbitraire mais la férocité, par là assujettir l'institution à la jouissance. Prendre au mot la plaisanterie, la métaphore au pied de la lettre. Et ainsi par l'imagination s'approprier l'histoire, en faire un théâtre, un roman, un inépuisable récit, une vaste et dérisoire mise en scène. Puis guérir l'imagination par la souffrance : « L'imagination excite plus fortement que la réalité et les mauvais traitements physiques calment les nerfs. » Faire enfin du châtiment la condition de la jouissance, du mariage une passion paradoxale. La démonstration est complète : non seulement la victime jouit de sa douleur, mais c'est elle en fin de compte qui institue son bourreau. La cruauté de l'histoire n'est pas un accident, elle est l'essence de notre mascarade. Alors à l'ironie cruelle de la femme répond l'humour de l'écrivain : « Je souris, je ris même tout haut en écrivant mes aventures. » Esthétique inséparable d'une éthique. L'écriture est la pointe de la douleur, elle est aussi l'éclat du rire, et l'art de Sacher-Masoch est lié à cette force de l'humour comme à cette rigueur du fantasme.

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : philosophe, psychanalyste, ancien élève de l'École normale supérieure

Classification

Pour citer cet article

Claude RABANT. SACHER-MASOCH LEOPOLD VON (1836-1895) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Voir aussi