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LE ROI SE MEURT, Eugène Ionesco Fiche de lecture

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Grandeur et misère de l'homme

Dans Notes et contre-notes (1962),Ionesco écrit : « J'ai toujours été obsédé par la mort. […] J'écris aussi pour crier ma peur de mourir, mon humiliation de mourir ». Si cette thématique était déjà présente dans Les Chaises (1952) et Tueurs sans gages (1959), elle prend ici évidemment toute la place. Dans une forme très resserrée – un acte unique, six personnages présents de manière quasi permanente sur scène, une durée de l'action coïncidant avec celle de la représentation, sans péripéties ni véritable intrigue... –, elle confère à la pièce toute sa dimension tragique.

Du déni et de la révolte, à l'effroi et au désespoir, et enfin à une acceptation de l'inacceptable, le cheminement intérieur de Bérenger est bien celui d'un « apprentissage de la mort », comme le définit Ionesco lui-même. Bien que la dimension proprement religieuse ne soit guère présente, cette initiation s'apparente à une quête spirituelle, qui voit Bérenger se dépouiller peu à peu des « vanités » du monde – le pouvoir, la connaissance, la création, les plaisirs, l’amour même... La prise de conscience de la fuite du temps et de la brièveté de la vie ne débouche nullement sur un carpe diem – il est trop tard –, mais suscite, au contraire, le regret de ne pas s'être suffisamment préparé à l'issue fatale.

Devant le roi, les cinq membres de la cour, dénués de réelle profondeur psychologique, personnifient plutôt des réalités générales. Les deux épouses incarnent l'une (Marie) l'émotion, la compassion et la passion amoureuse, l'autre (Marguerite) la lucidité, la raison et la sagesse – c'est donc elle qui accompagnera Bérenger jusqu'au bout, quand tous les autres auront quitté la scène. Quant aux trois autres personnages, ils forment une sorte de chœur symbolique : froideur d'une science jamais très loin du charlatanisme (le médecin, à la fois bourreau et astrologue), fatalisme d'un petit peuple misérable mais vivant, lui (à travers le personnage de Juliette), solennité autant que mémoire du règne (le garde)...

Sur un sujet on ne peut plus grave, Ionesco, fidèle à son goût – et à celui de l'époque – pour le mélange des genres et des registres, ne renonce pas pour autant à la veine comique. Refusant tout réalisme, il multiplie les propos incongrus : Juliette s'obstine, par exemple, à nommer « living-room » la salle du trône. Cette dernière fait penser aux servantes de Molière, et les paroles mécaniques du médecin et du garde ne sont pas sans rappeler La Cantatrice chauve. Maisc'est surtout le roi qui suscite le rire ou le sourire, par ses colères infantiles (« Je mourrai [...] quand je voudrai, quand j'aurai le temps, quand je le déciderai »), ses espoirs insensés (« Il y a peut-être une chance sur mille. Je gagnais souvent à la loterie »), ses renoncements décalés (« Il est mort le pot-au-feu... disparu de l'univers »), ses égarements (« Que tout meure avec moi, non, que tout reste après moi. Non, que tout meure. Non, que tout reste »), et d'une façon générale, sa métamorphose de monarque tyrannique (« Il n'était pas commode. Assez méchant. Rancunier. Cruel. ») en petit enfant terrifié (« J'ai froid, j'ai peur, je pleure »). Il reste que si « l'absurde » des premières pièces de l'auteur renvoyait davantage, au fond, au nonsense anglais qu'au concept d'absence de signification de l'existence développé par Albert Camus, on serait ici plus près de ce dernier, les traits d'humour ne faisant qu'accentuer le caractère misérable et dérisoire du roi, autrement dit de l'homme.

Car c'est bien l’humanité tout entière que Bérenger – un nom de quidam plus que de souverain – représente[...]

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Pour citer cet article

Guy BELZANE. LE ROI SE MEURT, Eugène Ionesco - Fiche de lecture [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 12/07/2023

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Michel Bouquet - crédits : Photo Lot

Michel Bouquet

Autres références

  • IONESCO EUGÈNE (1909-1994)

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    • 1 média
    ...l'épuisement et la chute. Ces accumulations, ces proliférations monstrueuses se résolvent enfin dans le néant, qu'il s'exprime par la lévitation clownesque d'Amédée ou, plus directement, par la mort, comme dans Le roi se meurt (1962), où il s'agit d'une prolifération de fissures et d'éparpillements.