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LA CANTATRICE CHAUVE, Eugène Ionesco Fiche de lecture

C'est avec très peu de moyens que le metteur en scène Nicolas Bataille créa au théâtre des Noctambules, à Paris, en mai 1950, La Cantatrice chauve , première pièce d'Eugène Ionesco et probablement la plus emblématique de ce qu'on nommera en France « le théâtre de l'absurde ». L'intérieur victorien s'y réduisait à quelques meubles, et l'on y mettait à exécution le principe du contrepoint consistant à jouer avec le plus grand sérieux les séquences les plus loufoques. Si elle ne rencontre pas d'abord beaucoup d'écho, l'œuvre connut dès sa reprise, avec La Leçon, en 1957 au théâtre de la Huchette, une fortune sans précédent, dépassant à la fin des années 1980 les onze mille représentations.

Le langage mis à nu

Le titre original de l'œuvre était L'Anglais sans peine, celui de La Cantatrice chauve étant né d'un lapsus commis par un comédien au cours d'une répétition. L'auteur raconte que l'idée de son « anti-pièce » lui est venue alors qu'il s'était mis en tête d'apprendre l'anglais à l'aide de la méthode Assimil, laquelle se présentait sous forme dialoguée, ce qui la tirait déjà du côté de la fiction théâtrale, tandis que les conversations qu'elle proposait étaient faites d'un impressionnant tissu de clichés à la tonalité typiquement britannique.

Dès lors, la forme de la pièce pouvait se déduire aisément des éléments fournis par le matériau de départ, d'autant plus que la méthode en question s'employait à reconstituer une sorte d'environnement bourgeois archétypal, à travers la mention des noms employés (Smith, Martin), ou d'immuables rituels sociaux (commenter les nouvelles, recevoir des amis). Autant de codes que l'œuvre de Ionesco fait voler en éclat de manière provocatrice, pour bâtir sur leurs décombres une mécanique tournant à vide. Car ce sont en dernier lieu le fonctionnement théâtral et le langage qui font les frais d'un tel jeu. Parti de la volonté d'apprendre une langue étrangère, donc de s'approprier un langage, Ionesco utilise la scène à des fins opposées, puisque son dispositif renvoie le verbe à sa plus totale étrangeté.

Dans La Cantatrice chauve les situations de parole se sont substituées au déroulement dramatique. Au commencement, Monsieur et Madame Smith échangent des banalités de plus en plus incongrues. Ionesco postule une incommunicabilité au sein de l'espace conjugal, qu'il renforce par exemple en affublant du même nom une quantité innombrable de personnes des deux sexes. C'est du même coup la convention théâtrale, et le principe d'individualisation du personnage, qui se trouvent battus en brèche : monsieur smith. « L'oncle de Bobby Watson, le vieux Bobby Watson, est riche et il aime le garçon. Il pourrait très bien se charger de l'éducation de Bobby. » madame smith. « Ce serait naturel. Et la tante de Bobby Watson, la vieille Bobby Watson, pourrait très bien, à son tour, se charger de l'éducation de Bobby Watson, la fille de Bobby Watson. Comme ça, la maman de Bobby Watson, Bobby, pourrait se remarier. Elle a quelqu'un en vue ? » monsieur smith. « Oui, un cousin de Bobby Watson. » madame smith. « Qui ? Bobby Watson ? » monsieur smith. « De quel Bobby Watson parles-tu ? »

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Écrit par

  • : écrivain, metteur en scène, maître de conférences à l'université de Paris-X-Nanterre

Classification

Pour citer cet article

David LESCOT. LA CANTATRICE CHAUVE, Eugène Ionesco - Fiche de lecture [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • BATAILLE NICOLAS (1926-2008)

    • Écrit par Universalis
    • 213 mots

    Homme de théâtre français. Après s'être formé aux cours de René Simon et de Solange Sicard, Nicolas Bataille fait la connaissance de Jacques Prévert, qui l'engage comme figurant dans Les Enfants du paradis, de Marcel Carné (1945). En 1948, il porte à la scène Une saison en enfer...

  • IONESCO EUGÈNE (1909-1994)

    • Écrit par Philippe SELLIER
    • 2 624 mots
    • 1 média
    Ionesco décide d’apprendre l’anglais, et c'est en l'étudiant avec la méthode Assimil que l’idée lui vient de La Cantatrice chauvedont une partie du dialogue imite les phrases incohérentes d’un manuel de conversation courante en langue étrangère. « Les répliques du manuel, que j’avais...

Voir aussi