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CHARDIN JEAN-BAPTISTE SIMÉON (1699-1779)

La composition picturale

<it>Pipe et vase à boire</it>, J.-B. S. Chardin - crédits : Peter Willi/  Bridgeman Images

Pipe et vase à boire, J.-B. S. Chardin

Chardin n'obtient la simplicité poétique de ses mises en page que par la plus extrême justesse dans la disposition des objets et des lignes. Ce n'est d'ailleurs pas sans raison que Braque portait une particulière dilection à la nature mortePipe et vase à boire, et que Malraux compare La Pourvoyeuse à « un Braque génial ».

La Pourvoyeuse, comme toute composition de Chardin, est pyramidale. Au centre du tableau, la tache lumineuse, doucement inclinée vers la droite, de la Pourvoyeuse, fixe le regard. Mais la vie même de l'œuvre, la parfaite insertion d'une silhouette dans une surface plane ne pouvaient naître que du contraste des lignes et de la répartition subtile des zones de clarté et d'ombre.

Il fallait, pour y parvenir, aménager le fond du tableau et faire vivre le premier plan. Une porte s'ouvre donc à gauche, dont les contours nets et droits s'opposent aux obliques de la figure centrale. L'espace qu'elle délimite est l'occasion, pour Chardin, de créer une seconde zone de lumière qu'il peuple d'objets familiers – chaudron, fontaine de cuivre – et qu'il anime d'une fine silhouette de femme, si bien que ce rectangle clair apparaît, au sein même de l'œuvre, comme un second tableau plus dense qui vient s'inscrire dans l'espace du premier, le répéter à moindre échelle, l'animer et lui donner sa profondeur.

Du linge que tient la Pourvoyeuse pointe l'os d'un gigot : la géométrie de l'embrasure de la porte en est atténuée, et l'indispensable passage, le trait d'union entre les zones de lumière, que sépare un mur d'ombre, est créé. L'oblique du bahut, compense, à droite, l'inclinaison du sol : le déhanchement de la femme lourdement chargée de victuailles s'en trouve accentué. L'écuelle de terre, enfin, vient, où il le faut, interrompre la nudité du sol et les deux bouteilles noires – l'une renversée pour mieux occuper le bas du tableau – apportent à l'œuvre la note fondamentale qui lui confère sa profondeur, sa gravité, en faisant jouer sa lumière.

Ainsi, nul hasard dans l'art de Chardin. Une volonté consciente et discrète choisit le motif et en assure l'ordonnancement. Et l'univers clos et intime où se complait l'artiste, comme s'il peignait à l'écart du monde, achève de donner à son œuvre une tonalité d'absolu.

Peut-être notre goût pour les formes abstraites, élaboré à l'école de Juan Gris, de Braque, de Staël et de Morandi, nous porte-t-il aujourd'hui vers les tableaux d'objets, plus que vers les scènes familiales peintes par Chardin. Peut-être aussi la manière déclamatoire d'un Greuze et, plus tard, les paysanneries symboliques d'un Millet nous sont-elles, parce qu'œuvres anecdotiques et littéraires, une gêne quand nous voulons apprécier la qualité du Bénédicité, de La Toilette du matin, de La Blanchisseuse, ou de La Pourvoyeuse elle-même.

<em>L’Aide-cuisinière</em>, J. S. Chardin
 - crédits : Courtesy National Gallery of Art, Washington

L’Aide-cuisinière, J. S. Chardin

Et, en ce xviiie siècle qui redécouvre l'art des maîtres flamands et hollandais, longtemps proscrits de la cour de Louis XIV, la secrète originalité de Chardin n'est-elle pas flagrante, plus immédiatement saisissable dans Les Apprêts du déjeuner, ou dans tel Bouquet de fleurs du musée d'Édimbourg que dans les tableaux de vie familiale où s'exprime une autre forme de sensibilité plus dépendante d'un temps et de la tradition qui l'a préparé ?

Chardin connut les succès d'une honnête carrière, non l'engouement et les faveurs de la Cour. Il n'y prétendait d'ailleurs pas et ne reçut jamais d'elle que quelques commandes de dessus-de-porte pour Choisy et Bellevue (les attributs des arts, de la musique et des sciences) et les prérogatives et pensions attachées à sa fonction d'académicien.

Autre est[...]

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Pour citer cet article

Philippe LEVANTAL. CHARDIN JEAN-BAPTISTE SIMÉON (1699-1779) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

La Raie, J.-B. S. Chardin - crédits : G. Dagli orti/ De Agostini/ Getty Images

La Raie, J.-B. S. Chardin

<it>Nature morte à la tourte, au citron et au pain</it>, P. Claesz - crédits :  Bridgeman Images

Nature morte à la tourte, au citron et au pain, P. Claesz

L'Enfant au toton, J.-B. S. Chardin - crédits : Fine Art Images/ Heritage Images/ Getty Images

L'Enfant au toton, J.-B. S. Chardin

Autres références

  • AUTOPORTRAIT, peinture

    • Écrit par Robert FOHR
    • 3 573 mots
    • 6 médias
    ...(1885-1887, Fondation Bührle, Zurich) et Modigliani (1919, museu de Arte, Saõ Paulo) qui ont su la renouveler en en faisant un manifeste de leur art, Chardin, dans son merveilleux Autoportrait à l'abat-jour vert (pastel, 1775, musée du Louvre) l'avait portée à sa perfection par un subtil mélange...
  • LES CHOSES. UNE HISTOIRE DE LA NATURE MORTE (exposition)

    • Écrit par Robert FOHR
    • 1 178 mots
    • 1 média
    ...revisitées par le Pragois Jan Švankmajer dans le court-métrage d’animation Les Possibilités du dialogue (1982). Les subtiles peintures d’animaux morts de Chardin (Un lapin, deux grives mortes et quelques brins de paille sur une table de pierre, vers 1755, musée de la Chasse et de la Nature, Paris) ouvraient...
  • NATURE MORTE

    • Écrit par Robert FOHR
    • 5 700 mots
    • 10 médias
    ...tout celui de l'intimité bourgeoise et d'un certain retour aux valeurs et à la quiétude domestiques, que célèbrent, dans la peinture d'objets notamment, Chardin et ses émules (Bounieu, le Suisse Liotard et, avec davantage d'afféterie, Roland de La Porte). L'évolution de Chardin lui-même, depuis de grandes...
  • PEINTURE - Les théories des peintres

    • Écrit par Daniel ARASSE
    • 3 800 mots
    • 3 médias
    ...tenu pour novateur. L'Académie royale garde tout son prestige, elle reste lieu où s'élaborent conjointement l'art « moderne » et sa théorie. Le cas de Chardin est à cet égard très révélateur : il fait de la nature morte et du genre le plus « bas » le but philosophique de la création picturale ;...

Voir aussi