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FEMMES EN MIROIR (Yoshida Kiju)

« Ai-je vraiment le droit de parler de la bombe atomique lâchée sur Hiroshima ? Ceux qui ont vécu l'expérience de cet instant du 6 août 1945 à huit heures quinze du matin sont tous morts. » C'est en ces termes que Yoshida Kiju, cinéaste japonais venu de la Nouvelle Vague des années 1960, se pose la question éminemment morale de tourner un nouveau film qui aborderait autrement le traumatisme atomique d'Hiroshima. Ce n'est pas la première fois en effet que le cinéma japonais entreprend de traiter de ce sujet quasi tabou – comme la Shoah en Occident –, de la reconstitution hyper-réaliste du Hiroshima de Sekigawa Hideo (1953) et de la parabole pudique des Enfants d'Hiroshima de Shindo Kaneto (1952) à l'interprétation toute personnelle d'Imamura Shōhei dans Pluie noire (1989). Pourtant, avec Yoshida, cinéaste exigeant, auteur de plusieurs films marquants des années 1960 à 1986 (Histoire écrite par l'eau, 1965 ; Coup d'État, 1973 ; Promesse, 1986), il fallait bien s'attendre à une vision décalée d'un événement qui a profondément bouleversé l'histoire du Japon et du monde moderne : « C'est il y a sept ans, déclarait-il en 2002, l'année où l'on célébrait les cinquante ans de la fin de la guerre, que j'ai décidé en mon for intérieur de réaliser un film sur „l'Hiroshima que je porte en moi“ ».

Connaissant depuis longtemps une situation très difficile au Japon, en raison de la radicalité de ses exigences artistiques, Yoshida n'avait pu tourner aucun film de fiction depuis Onimaru (une transposition médiévale japonaise des Hauts de Hurlevent, en 1988). Il lui a donc fallu recourir à une coproduction française (avec Sépia Production), à l'instar de ses confrères Imamura ou Oshima. Pour visualiser le drame d'Hiroshima, il a adopté le point de vue des femmes, de celles qui, dit-il, « n'ont pas voulu la guerre ». Et plus particulièrement de trois femmes, qui symbolisent trois générations de Japonaises, dont les destins entrelacés forment la trame du film : Kawase Aï, une femme de la génération qui a vécu Hiroshima (interprétée par Okada Mariko, célèbre actrice au Japon, que Yoshida épousa en 1962), sa fille Masako, et sa petite-fille Natsuki. Le film commence par l'annonce faite à Aï que l'on a retrouvé une jeune femme qui pourrait être Masako, disparue il y a vingt-quatre ans, en abandonnant Natsuki, le bébé dont elle venait d'accoucher. Masako est devenue amnésique, seul un nom l'habite : celui d'Hiroshima. C'est là le point de départ d'un long voyage physique et spirituel, qui prend corps avec le retour des trois femmes à Hiroshima, afin de reconstituer les tenants et les aboutissants du traumatisme collectif.

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Si la première partie de Femmes en miroir est d'une intensité narrative ardue, recourant peut-être trop souvent aux dialogues, articulés les uns aux autres par une mise en scène épurée, la seconde, dès l'arrivée à Hiroshima, met davantage en lumière les corps, jusqu'à cet éclat rouge sang symbolique qui envahit les shōji (panneaux coulissants) au soleil couchant – sans doute l'une des plus belles scènes du film. Les trois femmes livrent peu à peu leur mystère. À commencer par Aï, la grand-mère, dont on apprend que Masako n'est sans doute pas la vraie fille, et qu'elle a voulu mourir avec sa fille au bord de l'eau – un élément récurrent dans l'œuvre de Yoshida –, après avoir perdu son mari à Hiroshima. Si Masako est amnésique, c'est aussi parce qu'elle refuse inconsciemment de prendre en charge le drame atomique, qu'elle n'a pas connu. Quant à la petite-fille, Natsuki, elle représente une génération pour laquelle l'idée d'Hiroshima reste abstraite.

Loin de toute approche trop directe ou trop réaliste, Yoshida crée aussi une distance narrative à travers le personnage de la journaliste qui va tourner un film de télévision à Hiroshima, ou en évoquant la figure du soldat américain qui aurait sauvé Aï, et qui aurait été irradié. Car c'est d'abord le cheminement de cet événement dans la mémoire qui lui importe. Pour cela, il accumule les signes, comme le rouge à lèvres sur la tasse de thé, l'ombrelle de Aï (image reprise de plusieurs films de l'auteur), les plans énigmatiques de la petite fille contre les vagues, et surtout ceux du miroir brisé, autre symbole récurrent d'une mémoire morcelée et schizophrène.

En évitant volontairement toute « reconstitution » historique de l'explosion, au centre de la plupart des autres films japonais, et qui est ici seulement évoquée par les brèves scènes du musée où passent des panneaux photographiques représentant les atrocités atomiques, Yoshida a signé un film hautement personnel, d'une pureté esthétique qui lui permet de dépasser sa froideur intellectuelle habituelle. Il rend ainsi hommage à l'un des cinéastes cultes de sa jeunesse, Alain Resnais, dont il découvrit Hiroshima mon amour vers 1960. Femmes en miroir est un peu son « toute la mémoire d'Hiroshima », portant à son point d'incandescence le style du metteur en scène, débarrassé de toute fioriture esthétique.

— Max TESSIER

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