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MANN THOMAS (1875-1955)

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Ironie, jeu et parodie

Les Considérations s'achèvent sur une théorie de l'« ironie conservatrice » ou « érotique » : l'écrivain joue avec les idées, les fait entrer en dialectique, mais n'adhère, ni ne se fixe à aucune ; il en fait parler d'autres que lui, mais se trompe dès qu'il veut parler lui-même en son nom propre.

Ce qui ne veut pas dire que Thomas Mann ne soit pas demeuré ferme sur quelques convictions de base, douloureusement acquises par l'expérience historique du début des années vingt : montée de l'irrationalisme, de la pensée « antidémocratique », du vitalisme agressif des pourfendeurs de « l'esprit » qui « parlent d'âme, mais pensent : gaz de combat ». Cependant la conception néo-platonicienne de l'art comme libre jeu avec les apparences sensibles restera chez lui prédominante. Il joue avec le récit biblique, la théologie, l'histoire des religions dans Joseph et ses frères (quatre volumes parus en 1933, 1934, 1936, 1943), qui fait de cette « Tétralogie » immense son œuvre la plus sereine, d'un bonheur d'écriture rare. Il affecte, simule la scientificité, qu'il soit médecin généraliste ou psychosomaticien, des Buddenbrook au Docteur Faustus (1947) ; anatomiste et « psychanalyste » dans La Montagne magique (1924) ; théologien, musicologue (Faustus) ; ou paléontologue, dans l'ahurissant discours sur l'origine des espèces et de l'homme du professeur Kuckuck dans Krull ; voire métaphysicien (comme dans la méditation sur le temps de La Montagne magique). Il en résulte une dérive du roman vers l'essai, tendance inhérente à la crise du genre au xxe siècle, qu'il traverse, sous des formes atténuées, avec Musil et Broch ; mais aussi un rapprochement significatif entre fiction et savoir, art et science, le tout au service du « génie de la narration ».

Le « tissu musical » de La Montagne magique intègre l'abstraction inhumaine des joutes d'idées entre les deux « pédagogues » se disputant l'âme du jeune Allemand moyen Hans Castorp – Naphta le dialecticien obscurantiste et Settembrini le rationaliste candide – au réalisme fantasmagorique né de l'évocation d'un sanatorium cosmopolite pour bourgeois oisifs. Il en résulte aussi une poétique, jamais systématisée, éparse dans quelques essais de circonstance, de Bilse et moi (1906) et l'Essai sur le Roman aux autocommentaires prononcés aux États-Unis, devant les étudiants de Princeton, sur La Montagne magiqueet Joseph : l'écrivain n'invente rien, tout son matériel lui est fourni par le réel, depuis l'histoire de sa propre famille, des amis proches ou des personnages réels de rencontre, comme Lukács, jusqu'à des courants de pensée représentatifs de son temps et qu'il a côtoyés de près ou de loin ; d'où la tentation de rechercher partout les « clefs » de ses personnages. Le cercle des intellectuels pré-fascistes de Kridwiss ou les débats des étudiants en théologie de l'association Winfried (dans le Faustus) constituent des morceaux de bravoure de la critique des idéologies. Ce parti pris d'authenticité documentaire l'amène à fouiller dans sa propre histoire individuelle et celle de ses proches : ce qu'il avait commencé dans les Buddenbrook culmine dans cette œuvre-bilan qu'est le Faustus, « autobiographie radicale », d'une totale « indiscrétion » pour ce qui est du « roman social » munichois intercalé dans la biographie intellectuelle du musicien génial et damné. Cette façon d'animer le réel dûment attesté prend aussi la forme de la « réalisation », de l'« explication », en un texte de plusieurs centaines ou milliers de pages, d'un court hypotexte : quelques versets du Livre de Moïse avec Joseph, ou l'édifiant poème médiéval[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, maître assistant à l'université de Paris-IV

Classification

Pour citer cet article

André GISSELBRECHT. MANN THOMAS (1875-1955) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 20/03/2024

Média

Thomas Mann - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Thomas Mann

Autres références

  • LES BUDDENBROOK, Thomas Mann - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 064 mots

    Le roman Les Buddenbrook a valu à Thomas Mann (1875-1955) non seulement d'être connu en Allemagne dès le début du xxe siècle, mais aussi de conquérir par la suite une gloire internationale. Il est en effet à l'origine, comme le jury suédois tint à l'indiquer expressément, du prix Nobel de littérature...

  • LA MORT À VENISE, Thomas Mann - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 589 mots

    La Mort à Venise(Der Tod in Venedig) est une longue nouvelle de l’écrivain allemand Thomas Mann (1875-1955), prix Nobel de littérature en 1929. L’idée lui en aurait été inspirée à l’origine par l’amour de Goethe, alors septuagénaire, pour Ulrike von Levetzow, une jeune aristocrate de dix-sept ans....

  • LA MONTAGNE MAGIQUE, Thomas Mann - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 053 mots
    • 1 média

    Pièce médiane dans l'édifice romanesque de Thomas Mann (1875-1955), située à mi-chemin des Buddenbrok (1901) et du Docteur Faustus (1947), La Montagne magique (1924) marque à la fois le nouveau départ idéologique d'un auteur qui abandonne les idées nationalistes et antidémocratiques des ...

  • ALLEMANDES (LANGUE ET LITTÉRATURES) - Littératures

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    • 29 médias
    ...l'âge des sommes romanesques. Si certains, comme Heinrich Mann (1871-1950), s'en tenaient à l'image satirique et à la caricature, son frère Thomas (1875-1955) érigeait ses architectures savantes, où thèmes et leitmotive s'enchevêtrent et se répondent dans une réflexion sur l'histoire du temps...
  • BOUSSOLE (M. Énard) - Fiche de lecture

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    ...réparation de l’angoisse de l’âme à travers le songe de l’ailleurs et de l’autre. Ainsi, à l’écoute de la 32e sonate de Beethoven, et comme avant lui Thomas Mann dans Le Docteur Faustus, le narrateur sonde l’attente du troisième mouvement en creux – le silence de l’avenir – qui briserait la dualité de...
  • CRÉATION LITTÉRAIRE

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    Du roman de Thomas Mann, on peut justement dire ce que Georges Poulet dit du roman proustien : « Espace final fait de l'ordre dans lequel se distribuent les uns par rapport aux autres les différents épisodes du roman... » La Montagne magique, ou plus exactement le lieu du sanatorium de Davos,...
  • CULTURE - Culture et civilisation

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    • 14 361 mots
    • 2 médias

    En septembre 1914, accordant au ton de la propagande de guerre l'anathème jeté par Luther sur l'universalisme romain et renouvelé par Herder sur la philosophie des Lumières, Thomas Mann posait en principe, dans la Neue Rundschau, l'antagonisme de la « culture » allemande et de la « civilisation...

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