THÉOLOGIE NÉGATIVE
De l'impossibilité de penser à l'impossibilité de parler
À la méthode aphairétique, qui est, par excellence, une méthode intellectuelle destinée à parvenir à l'intuition de la réalité intelligible, se superpose, à partir de Plotin, une autre méthode, aphairétique elle aussi, mais qui est de caractère en quelque sorte transintellectuel, et qui deviendra de plus en plus radicale chez les néoplatoniciens postérieurs et chez Damascius.
Pour Plotin, en effet, l'Être premier, la Pensée première, n'ont pas leur fondement en eux-mêmes, mais ils se fondent dans un principe qui les transcende. En soi, ce mouvement de la pensée plotinienne est conforme à celui de la pensée de Platon qui admet une Idée du Bien comme fondement de l'intelligibilité des Idées, Idée du Bien qui est au-delà de l'ousia. Mais, à la différence de Platon, Plotin s'interroge avec précision sur la possibilité que nous avons de connaître ce principe transcendant. Parce qu'il transcende l'être et la pensée, il n'est ni « être », ni « pensée ». Nous retrouvons ici la méthode aphairétique : Plotin nous dit que « si on ajoutait quelque chose (au Principe), on le diminuerait par cette addition, lui qui n'a besoin de rien. » Toute détermination et tout prédicat, ici encore, est une soustraction et une négation par rapport à la positivité transcendante. L'opération d'abstraction est donc en fait l'affirmation de cette positivité. Seulement, la situation est maintenant différente. La méthode aphairétique, qui conduisait au Dieu d'Albinus par exemple, permettait de penser un Dieu qui était lui-même Pensée. Elle permettait une intuition de son objet. Maintenant, il s'agit d'un principe qui transcende la pensée. La méthode aphairétique ne permet donc plus de penser son objet, elle ne permet même pas de le dire, elle permet seulement d'en parler. On peut parler du Bien ou de l'Un ou du principe transcendant, parce qu'il est possible par le discours rationnel de poser la nécessité, rationnelle elle aussi, d'un tel principe et de dire ce qu'il n'est pas. Mais on ne peut penser ce principe, on ne peut en avoir l'intuition, précisément parce qu'il n'est pas de l'ordre de la pensée. La méthode aphairétique perd ainsi une partie de son sens, dans la mesure où elle était une méthode de connaissance, conduisant à une intuition. Dans cette perspective, on peut tout au plus postuler la possibilité d'une saisie non intellectuelle, disons : d'une expériencemystique du principe ; nous reviendrons sur ce point.
L'évolution ultérieure du néoplatonisme, de Proclus à Damascius, montre bien toute la signification de cette transformation. Chez Proclus, d'une manière très caractéristique, la notion d'apophasis prend le pas sur celle d'aphairesis. Mais c'est surtout chez Damascius que la méthode négative devient la plus radicale. Damascius a su admirablement exprimer le paradoxe que représente l'affirmation par la pensée humaine d'un principe absolu, transcendant la pensée, d'un principe du tout, c'est-à-dire de la totalité du concevable. Ce principe en effet ne peut être hors du tout, car il ne serait plus principe, n'ayant plus aucun rapport avec le tout, et il ne peut être avec le tout et dans le tout, car il ne pourrait plus être principe, étant confondu avec son effet. Il faut pourtant postuler un principe transcendant du tout, mais on ne peut rien dire à son sujet. Plotin disait que l'on ne peut penser le principe, mais que l'on peut en parler. Damascius, au contraire, déclare que l'on ne peut parler du principe ; on peut seulement dire que l'on ne peut en parler : « Nous démontrons notre ignorance et notre impossibilité de parler à son sujet (aphasia). » Damascius analyse[...]
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Écrit par
- Pierre HADOT : professeur au Collège de France
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