Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

ORPHÉE, mythe moderne

La structure même du mythe d'Orphée ne prête guère à des modifications significatives mais ne peut guère non plus se démoder. Elle repose sur deux piliers intangibles : le pouvoir de la poésie-musique sur tout ce qui existe (animaux, hommes et dieux) et la lutte contre la mort d'un amour qui triomphe grâce à l'art mais qui demeure mortellement vulnérable aux dangers d'une agression extérieure et plus encore d'un désir trop impatient. Les deux seules variations notables que puisse présenter son traitement concernent la conclusion de l'histoire : les fictions modernes ne retiennent presque jamais la mise à mort d'Orphée par les ménades, si émouvante pourtant dans les Géorgiques de Virgile et si précise dans l'évocation des Métamorphoses d'Ovide (sans doute par une répugnance croissante à opposer le lyrisme orphique à l'enthousiasme dionysiaque ; l'exception caractéristique est fournie par les Sonnets à Orphée, à dominante apollinienne, de Rilke) ; elles se trouvent plus à l'aise dès lors pour choisir parfois un dénouement plus heureux, où Orphée, après avoir perdu deux fois Eurydice, se la voit rendre une deuxième fois pour toujours. Mais l'essentiel demeure en place : le double danger de perdre ce qu'on aime, une fois parce qu'il vous est arraché, une seconde fois parce qu'on croit le posséder trop vite, et surtout l'inéluctable enserrement du champ clos où s'affrontent à la mort les deux seules forces capables de la vaincre : l'amour et la musique (ou la poésie, ou toute autre forme d'art).

On notera par ailleurs que, dans le mythe, le pouvoir de la musique ne s'affirme pas à la façon d'un talisman magique (comme tel anneau ou tel autre objet enchanté des contes de fées, ou même le glockenspiel de Papageno dans La Flûte enchantée) ; il change les cœurs de ceux qui l'entendent, mais aussi bien de celui qui en use ; si Orphée a pu entrer vivant aux Enfers et en revenir triomphant par la seule force de sa musique, il doit se comporter dès lors comme après avoir reçu une véritable initiation : il ne pourra plus jamais être exactement le même avec Eurydice ; il devra sous peine de mort inventer avec elle une intimité amoureuse plus intense mais moins immédiate que les regards, les ébats et les jeux du vert paradis des amours enfantines.

C'est à ce type d'initiation que semble bien faire allusion Nerval dans le dernier tercet d'El Desdichado : Et j'ai, deux fois vainqueur, traversé l'Achéron, / Modulant tout à tour sur la lyre d'Orphée / Les soupirs de la sainte et les cris de la fée. C'est lui qui inspire l'intuition profonde des Sonnets à Orphée de Rilke : « Veuille la transformation » (II, 12) ; « Sois toujours mort en Eurydice » (II, 13).

Inutile d'énumérer toutes les œuvres inspirées par le mythe (les plus géniales étant, comme il se doit, celles de musiciens, Monteverdi, Schütz et Gluck au premier rang). Une question plus importante se pose : si inusable qu'il apparaisse dans sa structure, est-il susceptible de se transmettre à notre temps sans approfondissement ? Il a pu supporter sans prendre une ride la spirituelle parodie d'Offenbach (Orphée aux Enfers, 1858) ; mais il rencontre aujourd'hui une double interrogation : l'interrogation contestatrice sur les rapports de toute forme d'art avec la vie (ce n'est pas la plus grave, sans doute) et surtout l'interrogation sur la possibilité d'un amour où la femme ne serait qu'objet. Rien de plus passif, en effet, que le rôle d'Eurydice dans la fiction traditionnelle : on ne lui demande, après sa fuite vertueuse devant la poursuite d'Aristée, que de mourir, d'être ressuscitée, d'être rendue au royaume des ombres, d'être toujours recherchée et toujours pleurée, proie charmante et frêle devant le désir d'Aristée comme[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

Classification

Pour citer cet article

Jean MASSIN. ORPHÉE, mythe moderne [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Orphée, J. Cocteau - crédits : Roger Corbeau/ Getty Images

Orphée, J. Cocteau

Autres références

  • L'ESPACE LITTÉRAIRE, Maurice Blanchot - Fiche de lecture

    • Écrit par Didier CAHEN
    • 1 261 mots
    Ainsi, prenant appui sur l'expérience de l'autre, il suit le chemin où la nuit le conduit. Avec les pages du chapitre v (« L'Inspiration ») intitulées « Le Regard d'Orphée », le livre atteint son point de non-retour, ce « centre qui l'attire, qui se déplace par la pression du livre [...] qui se déplace...
  • LE JEU DES OMBRES (mise en scène J. Bellorini)

    • Écrit par Véronique HOTTE
    • 1 125 mots
    • 1 média

    Olivier Py, directeur du festival d’Avignon, dont la 74e édition fut annulée en juillet 2020 en raison de la pandémie de Covid-19, a réuni le public à l’automne pour « Une semaine d’art en Avignon », reprenant ainsi l’appellation originelle créée par Jean Vilar. La manifestation,...

  • QUELQUE CHOSE NOIR, Jacques Roubaud - Fiche de lecture

    • Écrit par Yves LECLAIR
    • 882 mots

    Quelque chose noir (Gallimard, 1986) marque une étape aussi singulière que décisive dans l’œuvre de Jacques Roubaud. Ce recueil inscrit en prose et en vers le travail du deuil, chez un poète qui a perdu la femme aimée. Ce n’est qu’au bout du silence qu’il retrouvera la possibilité du poème....

Voir aussi