Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

W OU LE SOUVENIR D'ENFANCE, Georges Perec Fiche de lecture

  • Article mis en ligne le
  • Modifié le
  • Écrit par

« Les fils rompus de l'enfance »

Comme la plupart des livres de Perec, W est construit sur un dispositif initial dont le texte découle presque mécaniquement. En l’occurrence ici le tressage de deux récits appartenant à des genres opposés : l'autobiographie, caractérisée par son principe d'exactitude et de véracité ; l'utopie qui se révèle être en réalité une dystopie (ici la description d’une société totalitaire), entièrement tournée vers l'imaginaire. Ces deux récits se dédoublent à leur tour : à l'entrelacement de l'autobiographie (en romain) et de la fiction (en italique) s'ajoute la succession, au sein de chacun des deux genres, de deux récits à la tonalité et au contenu bien distincts. C’est ainsi que l'enquête mémorielle laisse la place aux souvenirs personnels et l'histoire de Gaspard Winckler à une description désincarnée de l'île. Si l'on peut percevoir dans cette structure complexe un écho de la participation de l'auteur à l'Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle, groupe littéraire connu pour son goût des jeux textuels et des contraintes formelles), la force de l'œuvre de Perec est d'associer en permanence construction savante et quête personnelle, et cela sans hiérarchie.

En infraction avec les codes de chacun des deux genres, l’écriture de W se veut neutre et objective, dépourvue de l'expressivité des souvenirs tendres ou tragiques comme de la dimension axiologique propre à la dystopie qui ne se contente pas de décrire, mais porte un jugement, une condamnation en l’occurrence, Georges Perec engage le lecteur à trouver lui-même son chemin dans un labyrinthe où l'hétérogénéité semble dominer – réel-imaginaire, structure-chaos, clarté-flou, proximité-distance. C'est à lui de percevoir, en s'aidant des indices savamment semés par l'auteur, ce qui, par-delà les différences, unit les deux récits et donne au livre sa cohérence.

La conclusion explicitera en partie ce lien : au camp de concentration, où a disparu la mère de l'auteur, répond la dimension concentrationnaire de l'île. Mais plus profondément, c'est peut-être, une fois parvenu à la dernière ligne, en faisant retour au titre que le lecteur touchera au plus près l'enjeu essentiel : la quête des origines et le questionnement sur l'identité. Après La Disparition (1969), où le roman ne comporte aucun « e », et Les Revenentes (1972), où seule est employée la voyelle « e », c'est encore autour d'une lettre de l’alphabet – W – qu'est construit le récit, et on a pu voir dans ce jeu de mots subliminal – « lettre »-« l'être » – l'une des clés de l'œuvre de Perec, dans le double sillage de l'Oulipo et de la psychanalyse. Quant au « ou » du titre, il pourrait résumer à lui seul toute la complexité et la richesse du livre : disjonction (l'un ou l'autre), mais aussi superposition (l'un, c'est-à-dire l'autre)… Comme si l'île de W était le lieu, imaginaire, fantasmé, à la fois du lien avec l'enfance (« pendant des années j'ai dessiné des sportifs aux corps rigides, aux faciès inhumains ») et de sa rupture brutale (la séparation d'avec la mère). En ce sens, W ou Le souvenir d'enfance est tout sauf une parabole : le mystère demeure, inscrit, au cœur du livre dans « ces points de suspension auxquels se sont accrochés les fils rompus de l'enfance et la trame de l'écriture ».

— Guy BELZANE

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

Classification

Pour citer cet article

Guy BELZANE. W OU LE SOUVENIR D'ENFANCE, Georges Perec - Fiche de lecture [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 09/04/2020

Autres références

  • GEORGES PEREC (C. Burgelin) - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 284 mots
    ...les véritables enjeux de son travail. Ainsi, Les Choses (1965) passait pour un roman de sociologue, La Disparition (1969) était une performance, et W ou Le Souvenir denfance(1975), une combinaison peu compréhensible d’autobiographie et de dystopie. Burgelin relit précisément l’œuvre à partir...
  • SHOAH LITTÉRATURE DE LA

    • Écrit par
    • 12 469 mots
    • 15 médias
    ...parole à cette « mémoire amnésique » suppose une métaphorisation nouvelle, des formes inédites d'écriture. Le « E » perdu de La Disparition (1969) de Georges Perec, W, ou le Souvenir d'enfance (1975), qui est dédié à cette lettre disparue et qui mêle une mémoire scindée au récit de la découverte...
  • LITTÉRATURE FRANÇAISE DU XXe SIÈCLE

    • Écrit par
    • 7 278 mots
    • 13 médias
    ...1943. Cette double disparition participe de l’annihilation du peuple juif, pour une mémoire qui restera défaillante et marquée par une lacune irrémédiable. W ou le souvenir d’enfance (1975) est ainsi doublement divisé, en deux grandes parties et en deux formes distinctes de récit : un récit d’aventures,...
  • PEREC GEORGES (1936-1982)

    • Écrit par et
    • 5 379 mots
    • 1 média
    ...rêves durant trois ans ; Espèces d'espaces, essai sur la notion d'espace, qui commence par celui de la page, puis passe du lit au monde entier  ; W ou le Souvenir d'enfance et Je me souviens, séduisante recherche de faits appartenant à une mémoire commune mais qui avaient été oubliés. (De...