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TURCARET (A.-R. Lesage)

La seconde partie du xviie siècle et le début du xviiie siècle marquent un moment de crise des valeurs. Tout s'achète, tout se vend, et tout doit aller très vite dans un monde – le Paris de 1708 – où, avant tout, on échange des biens, où l'on joue et où l'on consomme frénétiquement. En montant le Turcaret d'Alain-René Lesage (MC93 de Bobigny), il n'était pas question, pour Gérard Desarthe et son dramaturge Jean Badin, de représenter directement la fin du règne de Louis-le-Grand comme assimilable, trait pour trait, à notre époque postmoderne, mais de dire que certains éléments à certaines périodes nous parlent plus que d'autres, et qu'il est intéressant de nous pencher sur un moment de crise, d'observer comment d'autres que nous, placés dans un entre-deux idéologique, ont été happés par l'idée qu'on peut négocier tout avec tout, tous avec tous.

Sur un plateau bordé de frondaisons peintes à la Watteau ou à la Fragonard, dans le salon seventies d'une « jeune veuve coquette », baronne avide mais femme libre (Eva Green), au milieu de ce qui se transforme et circule, Turcaret (Jean-Paul Muel), valet devenu agioteur, est l'un des principaux acteurs de l'accélération de la consommation. L'intrigue va donc se construire autour de ce personnage central. Elle aura pour fonction de le mettre progressivement en difficulté en le présentant comme un nouveau bourgeois gentilhomme qui souhaite conquérir, par des moyens moralement discutables, un pouvoir qui ne lui est pas dû (Molière, dans cette pièce, est partout). La même intrigue montrera concurremment qu'en jouant son jeu, les « petits-maîtres » (interprétés ici par Valentine Varela et Gilles Gaston-Dreyfus) alliés aux veuves rouées, aidés des valets (Frontin, ici Jean-Pierre Malo, en Scapin méchant, dur et robuste) et des suivantes (Lisette, Audrey Fleurot) peuvent rouler le bourgeois cupide, lui voler ce qui ne lui appartient pas, et finalement le dépouiller du peu qui lui appartient vraiment.

Il faudra que Turcaret soit puni par là où il a péché : l'argent, le mensonge, la vitesse à laquelle il va et son état originel, qu'il a voulu nier. L'agiotage et la cavalerie financière le condamnent (la loi veille). Surtout, sa femme, lourde imitatrice de son pouvoir usurpé, le rejoint et fait tomber les masques. Superbe figure symbolique et dramaturgique, madame Turcaret (Maryvonne Schiltz) est d'abord une image, un portrait qu'on s'échange et qui prend progressivement de la valeur. Mais qu'elle apparaisse et que, par sa présence, elle révèle l'imposture de son mari, les prix s'effondrent, et Turcaret aussi. Gérard Desarthe, en 2002, montre brillamment que la révélation-reconnaissance de la dernière phase de cette comédie devient le dévoilement du jeu économique d'une société en crise.

Le financier ou le traitant est alors celui qui cristallise le changement et en endosse les fautes. Emblème de la porosité sociale, du désordre qui s'installe dans le monde hiérarchisé, il s'érige en type avec des traits constants. Voleur, vicieux et grossier, il est censé traverser toutes les classes sociales pour atteindre les plus élevées par la seule progression de sa fortune. Turcaret, cause et effet de la mobilité sociale et grand fraudeur de signes, se voit alors dépassé par un autre personnage : le voleur est volé par son double et son origine, un valet financier, Frontin. Son ingéniosité de valet de comédie, son jeu sans morale lorsqu'il travaille pour son propre intérêt, lui permettent d'engranger rapidement des profits substantiels et à devenir, à son tour, financier, quitte à passer par la « savonnette à vilains ».

Que reste-t-il alors, lorsqu'on a condamné l'arriviste et permis que son double triomphe ? Un retour aux choses anciennes, à la rente,[...]

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Écrit par

  • : professeur d'histoire et d'esthétique du théâtre à l'université de Paris-X-Nanterre

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Pour citer cet article

Christian BIET. TURCARET (A.-R. Lesage) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

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