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BANKS RUSSELL (1940-2023)

Les laissés-pour-compte de l’Amérique

Dans Rule of the Bone (Sous le règne de Bone, 1995), Banks a pourtant rompu avec cette règle. L'histoire est narrée à la première personne. Il est retourné pour cela à l'archétype du « pauvre Blanc » : le personnage de Huckleberry Finn tel que l’imagine Mark Twain. Son Huck a quatorze ans, un anneau dans l'oreille, une coiffure mohawk. Il traîne non plus près du fleuve mais dans la banlieue. Il est battu par son beau-père. Sa rébellion consiste à glisser vers la délinquance. Il part sur la route, rejoint un gang de motards, se fait tatouer des tibias croisés, comme un pirate, et se rebaptise Bone. En chemin, dans un bus, il rencontre son « nègre Jim » en la personne d'un ouvrier agricole migrant jamaïcain. Il l'accompagne dans son île, où la misère du tiers-monde des Caraïbes fait pendant à l'autre « tiers-monde » : l'Amérique invisible des pauvres, des exclus. Cette dérive picaresque flirte parfois avec le mélodrame, voire la sentimentalité. Banks, de plus, n'est pas un grand virtuose de la transcription des voix et des idiomes. Mais cela n'enlève rien à la vigueur d'un homme en colère dénonçant comment l'Amérique, en faisant régner sans pitié la loi du marché, massacre ses enfants. À travers lui, le roman américain, après une longue parenthèse, renoue avec la tradition de Dos Passos, de Steinbeck – celle des grands romanciers du social et de ses fractures.

Cloudsplitter (Pourfendeur de nuages, 1998) désigne la montagne qui surplombe la ferme familiale de son enfance, dans le New Hampshire. Cette présence imposante, à l'image de l'Amérique, est l'occasion pour Russel Banks de relever les injustices et les mensonges commis au cours de l'histoire américaine, autant d’erreurs qui continuent à peser lourdement sur les nouvelles générations. The Angel on the Roof (L’Ange sur le toit, 2000) recueille, sous la forme de nouvelles, les histoires de personnages dont la vie s'est délitée et qui se remettent en question. Dans la même veine, The Darling (American Darling, 2004) rapporte la confession d'une terroriste, issue d'une famille bourgeoise de la côte est des États-Unis, ayant trouvé refuge au Liberia. Là, elle devient l'épouse d'un ministre et met au monde trois fils. Mais un coup d'État bouleverse cette nouvelle existence. Le récit met en lumière la misère du peuple libérian plongé dans la guerre civile et l'effroyable corruption de ses dirigeants successifs. Il fait également apparaître le lien pervers qui unit les États-Unis et le Liberia, colonisé au xixe siècle par des esclaves américains affranchis et devenus encombrants. Ainsi Russell Banks ne quitte-t-il pas son sujet de prédilection, les laissés-pour-compte de l'Amérique, comme dans Lointain Souvenir de la peau (Lost Memory of Skin, 2011), tout en prenant le risque de surprendre ses lecteurs avec un roman tel que La Réserve (The Reserve, 2008). Dans la dernière partie de son œuvre, il explore une veine plus autobiographique, tout en entrelaçant histoire personnelle et collective (Voyager, 2016 ; Oh Canada, 2021).

Russell Banks meurt le 7 janvier 2023 à New York.

— Pierre-Yves PÉTILLON

— Universalis

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Écrit par

  • : professeur de littérature américaine à l'université de Paris IV-Sorbonne et à l'École normale supérieure
  • Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis

Classification

Pour citer cet article

Universalis et Pierre-Yves PÉTILLON. BANKS RUSSELL (1940-2023) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Russell Banks - crédits : Ulf Andersen/ Getty Images

Russell Banks

Autres références

  • AMERICAN DARLING (R. Banks) - Fiche de lecture

    • Écrit par André BLEIKASTEN
    • 1 019 mots
    • 1 média

    Depuis Au cœur des ténèbres, l'Afrique n'a cessé d'être le miroir grossissant qui renvoie à l'Occident le reflet de ses terreurs et de ses turpitudes. Le Liberia de Russell Banks n'est certes pas le Congo de Conrad, mais c'est toujours la même « horreur », comme finit par le...

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