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PIÈCES DE GUERRE, Edward Bond Fiche de lecture

Le « postmodernisme » de Bond

Le moment sans durée de l'explosion dévastatrice est donc oblitéré, absent du présent de l'action dramatique, mais resurgit éclaté en une infinité de récits subjectifs et traumatiques. Le « postmodernisme » dont se réclame le dramaturge désigne ici l'impossibilité de se référer désormais à un grand récit commun, garant du progrès humain et du sens de l'Histoire.

Le recours aux dispositifs tragique et épique fonctionne dès lors de façon incomplète. Les meurtres ponctuant la trilogie (le fils tuant son père à la fin de Rouge noir et ignorant, le soldat supprimant son frère au début de Grande Paix) apparaissent comme des situations constitutives de la tragédie, mais sans que leur développement soit mené à son terme. La monstruosité de la situation inaugurale se trouve moins résolue que perpétuellement reconduite par un geste paradoxal : la mère en deuil de Grande Paix abandonne à son tour l'enfant qu'une autre femme lui a confié dans le désert ; le Monstre de Rouge noir et ignorant évoque la vie qui aurait pu être la sienne sans la guerre, mais celle-ci se situe de nouveau sous le signe de la violence et de l'impossible sociabilité. La tentation d'une interprétation spirituelle ou hagiographique bute finalement sur la vision qui clôt les Pièces de guerre :le squelette de la Femme sur le sable du désert.

Au théâtre épique brechtien, Bond emprunte la dialectique et les techniques d'inversion, soutenues par le geste de l'affirmation. Toutefois, il recourt ponctuellement à une stratégie d'agression du public, qu'il nomme « aggro-effect » ou « événement théâtral », induisant à l'opposé l'abolition momentanée d'une distance critique. On ne saurait donc nier la dimension didactique des Pièces de guerre, mais à condition de préciser que leur vertu d'apprentissage prend pour objet l'apprentissage lui-même, et que les effets de distanciation qu'elles mobilisent se trouvent eux-mêmes distanciés.

La création de la trilogie par la Royal Shakespeare Company, à Londres, en 1985, a contribué à éloigner encore Bond des institutions théâtrales de son pays, mouvement engagé lors de la décennie précédente. Le metteur en scène Alain Françon, le premier à monter les Pièces de guerre en France (festival d'Avignon 1994) est devenu au début des années 1990 son interlocuteur privilégié. Proposant deux montages différents, conformément aux suggestions de l'auteur, la mise en scène de Françon se présentait comme un rigoureux dépliage du texte, débarrassé de tout effet sonore, musical ou spectaculaire. Dans un décor de bois blanchi par la poussière, conçu par Jacques Gabel, portée par une remarquable interprétation (Clovis Cornillac, Michelle Goddet, Carlo Brandt, Valérie Dréville…), l'œuvre retrouvait là sa dimension essentielle, celle d'un récit d'apocalypse, narré sur le mode d'une subjectivité sans sujet, comme si la guerre seule en était l'auteur.

— David LESCOT

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Écrit par

  • : écrivain, metteur en scène, maître de conférences à l'université de Paris-X-Nanterre

Classification

Pour citer cet article

David LESCOT. PIÈCES DE GUERRE, Edward Bond - Fiche de lecture [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • BOND EDWARD (1934-2024)

    • Écrit par Universalis, David LESCOT
    • 1 390 mots
    • 1 média
    ...tragédie athénienne, dont il conceptualise à plusieurs reprises l'apport dans L'Énergie du sens (1998), sa principale somme esthétique et théorique, ou dans son Commentary on « The WarPlays » (Commentaire sur les « Pièces de guerre »), écrit quelques années plus tôt et publié en 1991. Cette...

Voir aussi