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MANON LESCAUT (Abbé Prévost) Fiche de lecture

La passion selon Manon

Le plaidoyer de des Grieux est très habile, puisqu'il repose sur une idéalisation de sa liaison, traduite selon le code rhétorique classique de la passion tragique. La cavalcade à Saint-Denis avec Manon devient ainsi « l'ascendant de ma destinée qui m'entraînait à ma perte ». Cette fatalité revendiquée, qui se nourrit de discours idéologiques absolument contradictoires (code de l'honneur, libertinage d'esprit ou encore arguments de picaro où la tricherie est érigée en morale universelle), est censée dédouaner le « jeune aveugle », rompu à l'art d'apitoyer ses interlocuteurs. Une des grandes innovations du roman est la présence contiguë des discours passionnés de des Grieux et des détails les plus prosaïques (l'argent, les objets du quotidien, les vêtements), voire ignobles (l'avidité des archers, l'enfermement à l'hôpital, prison des prostituées et des mendiants). Le croisement de ces deux registres dote le texte d'étranges effets de grotesque (des Grieux quittant l'hôpital sans culotte, ou surpris en chemise par le vieux M. de G. M.) que Prévost ne cessera d'exploiter dans ses autres romans. Le rôle comique dévolu à Tiberge (sorte d'amoureux éconduit par le chevalier, réduit à servir d'intermédiaire entre le couple et Lescaut), n'est pas le moins ambigu.

Et Manon dans tout cela ? Ce récit d'une passion, érigé sur un deuil, est monopolisé par la parole de Des Grieux (peu suspect de sincérité), ce qui a pour conséquence la réduction de Manon Lescaut à un mythique « mystère féminin », auréolé des épithètes tragiques (perfide) ou des périphrases galantes (« c'était l'air de l'Amour même »). Ce discours-écran ne doit pas faire oublier que le seul personnage du couple à adopter une conduite logique est bien Manon, détentrice d'une parole-acte qui contraste radicalement avec la logorrhée doloriste et complaisante de son amant, par exemple dans l'épisode du parloir de Saint-Sulpice. Prévost met ainsi à mal le mythe de la grande passion décliné par un sujet masculin qui reste prisonnier des codes culturels de sa caste : « Tous mes sentiments n'étaient qu'une alternative perpétuelle de haine et d'amour, d'espérance ou de désespoir, selon l'idée sous laquelle Manon s'offrait à mon esprit. Tantôt je ne considérais en elle que la plus aimable de toutes les filles et je languissais du désir de la revoir ; tantôt je n'y apercevais qu'une lâche et perfide maîtresse et je faisais mille serments de ne la chercher que pour la punir. » De même que sa contemporaine Mme de Tencin, Prévost manifeste dans ses fictions une tendance à situer l'héroïsme romanesque du côté du féminin. La force de Manon Lescaut vient sans doute de la rencontre de ces deux manifestations différentes d'un amour fou et d'une déchéance partagée – avec, pour le seul des Grieux, la promesse d'une rédemption sociale.

Le roman de l'abbé Prévost a inspiré de nombreuses œuvres musicales, parmi lesquelles deux opéras, Manon de Jules Massenet en 1884 et Manon Lescaut de Giacomo Puccini en 1893. Manon Lescaut a été également transposée au cinéma par H. G. Clouzot, en 1948.

— Erik LEBORGNE

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Écrit par

  • : Maître de conférence à l'université de Paris III - Sorbonne Nouvelle

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Erik LEBORGNE. MANON LESCAUT (Abbé Prévost) - Fiche de lecture [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

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