GÓNGORA Y ARGOTE LUIS DE (1561-1627)
Le destin poétique de Góngora est sans doute l'un des plus contrastés qui se puissent trouver dans l'histoire littéraire espagnole. Adulé par les beaux esprits de son temps, cible favorite des poètes marquants de l'époque, il occupe incontestablement une place majeure dans la poésie du Siècle d'or. Pourtant, le xviiie siècle, imbu de style néo-classique, le délaisse ; la mode est alors à l'esprit français, et « gongorisme » devient synonyme d'affectation et d'obscurité. Cette interprétation aura la vie dure puisque le romantisme ignore Góngora, même en Espagne. Et Verlaine le place, sans bien le connaître, dans sa galerie des « poètes maudits ». Il faudra l'enthousiasme et l'attention critique d'une génération de poètes, Federico García Lorca, Jorge Guillén, Dámaso Alonso, Pedro Salinas, Gerardo Diego, pour exhumer de l'oubli les vers du poète cordouan, et lui rendre cette prééminence dans les lettres espagnoles que personne aujourd'hui ne songe plus à lui contester.
La vocation poétique
Né à Cordoue, Luis de Argote y Góngora (pour des raisons d'harmonie, il choisira le patronyme de sa mère) appartient à une famille établie dans la ville depuis plusieurs générations et honorablement connue par son lignage et sa fortune. Son père, ordonnateur des biens confisqués par l'Inquisition, semble avoir été un homme cultivé, amateur de livres, autour duquel se réunissaient les lettrés de la ville. Mais la figure la plus représentative de la famille est l'oncle maternel de l'enfant, Francisco de Góngora, prébendier du chapitre de la cathédrale de Cordoue, riche propriétaire terrien qui léguera au poète sa charge et ses bénéfices.
Après des études poursuivies sans doute chez les jésuites, à Cordoue, le jeune Góngora, qui a reçu les ordres mineurs, est envoyé à Salamanque en 1576 pour y suivre les cours de la faculté de droit. Il y reste quatre années, consacrant la meilleure partie de son temps, si l'on en croit ses premiers biographes, aux joutes poétiques et aux jeux de cartes dont il sera, sa vie durant, grand amateur. Son premier poème imprimé, en 1580, une préface à la traduction des Lusiades de Luis de Camões, manifeste déjà, encore que maladroitement, son goût pour le style recherché, les références à la mythologie, les constructions empruntées à la langue latine. Sacrifiant à la mode pétrarquisante, il écrit, au cours de ces mêmes années d'université, des sonnets amoureux où la maîtrise l'emporte sur la flamme, et surtout de charmants Romances et Letrillas, bien plus savoureux par leurs accents populaires ; l'œuvre est déjà remarquée par ses contemporains puisqu'elle lui vaut l'honneur d'être cité par Cervantès dans Galatée (1585) comme « un rare et vif esprit sans pareil dans le monde ».
Ses études achevées, ou interrompues, en 1581, Góngora avait dû regagner Cordoue et s'initier aux fonctions ecclésiastiques qui allaient lui permettre de prendre la suite de son oncle parmi les chanoines de la cathédrale. C'est chose faite en 1585, date à laquelle on retrouve son nom parmi les prébendiers du chapitre. Dès lors et jusqu'en 1617, la vie de Góngora se partage entre les obligations de sa charge et la composition d'une œuvre poétique dont la majeure partie voit le jour durant ces années itinérantes. Patronné par son oncle, estimé de ses pairs à la cathédrale, Góngora se voit en effet confier d'importantes missions administratives qui l'éloignent souvent de Cordoue et le mènent à Grenade, Madrid, Salamanque, Valladolid. Ce genre d'existence semble ne pas avoir déplu au poète, du moins durant les premières années de son ministère ; elles le déchargeaient d'ordinaire de l'assistance régulière aux offices auxquels – on le sait par une réprimande à lui adressée par l'évêque de Cordoue – Góngora n'était guère assidu. Ces missions à travers l'Andalousie et la Castille donnèrent lieu à de nombreux poèmes, satiriques ou sérieux, liés aux paysages, aux villes, aux sociétés que Góngora eut le loisir d'observer. Sa renommée ne fait que grandir à la cour après 1605, ce qui, très vite, lui vaut l'inimitié puis la haine farouche de Francisco de Quevedo, brillant écrivain et redoutable polémiste, avec qui don Luis croisa le fer, en prose et en vers, jusqu'à sa mort.
Cependant, piqué peut-être par les succès de poètes locaux, tels Juan de Jáuregui et Luis Carillo y Sotomayor (Fable d'Acis et Galatée), dont les œuvres paraissent en 1611, Góngora décide de s'attaquer à de plus ambitieux desseins. Durant l'année 1612 et les premiers mois de 1613, il travaille à deux grandes compositions : la Fable de Polyphème et Galatée (Fábula de Polifemo y Galatea) et les Solitudes (Las Soledades). Sitôt connu à Madrid, le Polyphème provoque des controverses passionnées. À l'enthousiasme de ceux qui célèbrent la naissance d'un nouvel Ovide des lettres espagnoles répondent les attaques des puristes, des « conceptistes » ; la cabale est menée par Quevedo qui pastiche sans merci ce qu'il nomme la poésie en « jargóngora ». Malgré les encouragements et l'insistance de ses amis, Góngora, qui avait, semble-t-il, songé à une suite de quatre solitudes, ne poursuivit pas son projet, laissant même inachevée la seconde Solitude.
D'autres soucis l'occupaient alors, qui ne lui permirent d'écrire que des compositions de moindre importance et des poèmes de circonstance. Fort des appuis qu'il pense avoir auprès des grands, Góngora quitte Cordoue pour Madrid en 1617. Il y obtient, non sans difficulté, une charge de chapelain du roi. Mais les faveurs s'arrêtent là ; ses protecteurs disparaissent les uns après les autres. À la cour, où rien ne s'obtient que par intrigue, Góngora est condamné au triste jeu de courtisan éconduit. L'argent lui fait défaut pour maintenir un train de vie honorable. Ses lettres, les derniers sonnets qu'il écrit témoignent de son désabusement et de son amertume. Chassé de sa maison en 1625 par un nouveau propriétaire intraitable (qui n'est autre que son ennemi de toujours, Quevedo...), il tente de surmonter ses déconvenues, songe à réunir ses poèmes dont il avait jusqu'alors négligé la publication et qui courent en versions manuscrites, incomplètes et le plus souvent altérées. Il n'aura pas le temps de mener à bien cette ultime entreprise. Frappé d'apoplexie, il demande à être ramené à Cordoue, où il meurt.
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Écrit par
- Claude ESTEBAN : ancien élève de l'École normale supérieure, maître assistant à l'université de Paris-IV, écrivain
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