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LE PARADIS PERDU, John Milton Fiche de lecture

Une esthétique de la chute

L'épopée est complexe et foisonnante ; elle donne du dogme biblique une interprétation riche et originale, ce qui a d'ailleurs valu à Milton d'être parfois taxé d'hérésie. Ainsi le spirituel est servi par une sensualité omniprésente : au Paradis règne le plaisir de tous les sens et la sexualité, loin d'être esquivée, est bien présente avant comme après la Chute. Le poème met en œuvre une esthétique profondément baroque, notamment dans la représentation d'un univers en constante métamorphose, où les choses et les êtres sont perpétuellement en mouvement. La métamorphose de Satan en serpent, au livre X, est à cet égard particulièrement mémorable ; une seule phrase sinueuse et précise qui épouse les contorsions du corps en mutation nous mène des sensations confuses de Satan, incapable de contrôler la transformation, au simple constat extérieur : « ... ses bras se collèrent à ses côtés, et ses jambes s'entrelacèrent l'une dans l'autre, jusqu'à ce que Serpent monstrueux il tombât étendu sur le ventre » (X, 512-514).

Les points de vue dans le texte s'enchaînent à une vitesse vertigineuse, dans un constant mouvement de va-et-vient entre survol cosmique et gros plan sur un objet. Le poème nous décrit un univers en devenir, spatialisé – comme dans la peinture d'un Rubens – selon un axe vertical, comme pour mieux illustrer le thème obsédant de la chute, qu'il s'agisse de celle, bien physique, des anges rebelles précipités vers l'Enfer ou de celle des hommes.

L'unité profonde du texte réside avant tout dans la réflexion sur le libre arbitre et l'obéissance. Satan voit dans l'autorité divine une tyrannie et son acte de désobéissance est une rébellion d'ordre politique et spirituel. Pour les romantiques, il a ainsi pu incarner un être maudit, digne d'admiration pour son courage absolu, et le portrait qu'en dresse Milton n'est pas sans séduction. Ainsi dans un monologue du livre IV, il nous le montre tiraillé entre l'angoisse de l'abjection et la tentation de la rébellion, et son angoisse, tout intérieure, nous le rend profondément humain (IV, 73-75).

La désobéissance d'Ève, qui cause celle d'Adam, peut aussi s'interpréter à un premier niveau comme la revendication d'un espace d'autonomie par un être doublement tenu en sujétion. De fait, la responsabilité d'Ève dans la faute n'est jamais excusée, même si, dans la mesure où elle ignore tout de la portée de son acte, elle bénéficie de circonstances atténuantes. En revanche, l'homme exerce sa liberté en décidant de croquer à son tour dans la pomme : il assume ainsi courageusement sa part de responsabilité pour suivre Ève dans la mortalité et s'engager à ses côtés dans le chemin du repentir. Paradoxalement, l'entente entre les époux sort renforcée par le partage de la faute, et l'entrée dans un monde déchu, loin d'être seulement une cause d'angoisse et de chagrin, est vécue positivement comme la possibilité de l'apprentissage d'une vertu à conquérir sur soi-même : « Tu ne seras point fâché de quitter ce séjour, tu posséderas en toi un Paradis bien plus heureux » (XII, 585-587). Les toutes dernières lignes du texte nous montrent Adam et Ève prêts à entrer dans le monde infini qui s'ouvre devant eux : « Le monde entier était devant eux, pour y choisir/ Le lieu de leur repos, et la Providence était leur guide./ Main en main, à pas incertains et lents,/ Ils prirent à travers l'Éden leur chemin solitaire » (XII, 645-649).

— Line COTTEGNIES

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Écrit par

  • : agrégée d'anglais, ancienne élève de l'École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, maître de conférences à l'université de Paris-VIII-Saint-Denis

Classification

Pour citer cet article

Line COTTEGNIES. LE PARADIS PERDU, John Milton - Fiche de lecture [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Milton, Le Paradis perdu - crédits : De Agostini/ Getty Images

Milton, Le Paradis perdu

Autres références

  • MILTON JOHN (1608-1674)

    • Écrit par Jacques BLONDEL
    • 4 046 mots
    • 1 média
    Pour saisir l'unité du poème, il faut comprendre comment Milton entendait faire « œuvre jamais encore tentée » (liv. I, 16) ; les Hexamérons depuis le ive siècle et les Semaines de Guillaume du Bartas, dont l'influence fut immense en Angleterre, plaçaient Dieu au centre de l'histoire...

Voir aussi