LA VIE DE MARIANNE, Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux Fiche de lecture
« Une aristocrate du cœur »
Le personnage de Marianne se découvre au lecteur selon des plans différents, finement reliés et distingués. Marianne est une héroïne qui se forge un destin malgré toutes les forces sociales qui lui sont contraires. Mais loin d'être une Moll Flanders ou une Manon Lescaut, elle défend son honneur et sa vertu, avec autant d'énergie que sa vie, ses intérêts et son amour. C'est en elle-même qu'elle trouve le courage nécessaire, dans le sentiment inné qu'elle a de soi-même. Cette force innée qui lui sert d'appui distingue La Vie de Marianne des romans de formation. Marianne, en effet, ne conquiert rien par son mérite, mais ce mérite doit la faire reconnaître pour ce qu'elle est par ceux qu'élit son cœur. En elle, la noblesse est naturelle. Comme l'écrit Léo Spitzer, « Marianne devient dans le roman ce qu'elle est déjà de par son „sang“, une aristocrate du cœur ». C'est pourquoi La Vie de Marianne est encore essentiellement différente d'un roman de l'ascension sociale comme Le Paysan parvenu.
Marianne raconte Marianne : le recul du temps, la distance qui sépare la narratrice de la jeune fille qu'elle fut, trente-cinq ans auparavant, dessinent la perspective d'un destin et permettent la lucidité sans faille du regard. La voici qui tente de définir ses sentiments après la rencontre de Valville : « C'était un mélange de trouble, de plaisir et de peur, oui, de peur, car une fille qui en est là-dessus à son apprentissage ne sait point où tout cela la mène : ce sont des mouvements inconnus qui l'enveloppent, qui disposent d'elle, qu'elle ne possède point, qui la possèdent ; et la nouveauté de cet état l'alarme. Il est vrai qu'elle y trouve un plaisir, mais c'est un plaisir fait comme un danger, sa pudeur même en est effrayée ; il y a là quelque chose qui la menace, qui l'étourdit, qui prend déjà sur elle. » Jamais, avant Marivaux, romancier n'avait ainsi saisi avec tant d'acuité ces moments de mutation intime de l'âme. Mais la distance permet aussi un humour qui, pour être tendre, n'est pas moins ravageur. Marianne ne se prend pas au sérieux. Son écriture libre, parfois fantaisiste, sinueuse et digressive, lâchant le récit pour les réflexions morales ou l'analyse psychologique, se propose comme caractéristique d'un esprit féminin. Marivaux crée donc, en même temps que son personnage, la fiction de son écriture et l'idée d'une écriture féminine. Mais si l'écrivain récuse en souriant les illusions du romanesque, il semble n'avoir pas pu envisager de s'en passer : peut-être est-ce là l'explication d'un inachèvement qui, dans la composition du roman, naît de la trahison de Valville.
L'accueil de La Vie de Marianne fut plus que réservé lors de la parution des livraisons successives. Malgré quelques admirateurs enthousiastes, on lui fit les reproches les plus contradictoires. Il faut attendre D'Alembert, puis Stendhal pour que, progressivement, on reconnaisse ce roman pour ce qu'il est, l'un des chefs-d'œuvre absolus de la littérature française.
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Écrit par
- Pierre FRANTZ : professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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