LA GRANDE MAGIE (E. de FILIPPO)
Pièce en trois actes, La Grande Magie compte parmi les plus importantes de l'auteur napolitain Eduardo De Filippo, né le 24 mai 1900 et mort à Rome le 31 octobre 1984. Comédien et dramaturge parfois comparé à Molière, il a lui-même défini – lors d'un discours prononcé à l'Accademia dei Lincei en 1973 – les lignes directrices qui ont animé sa création théâtrale : « À la base de mon théâtre, il y a toujours eu le conflit entre l'individu et la société. Je veux dire que tout ce que je fais part toujours d'une émotion, réaction à une injustice, colère devant l'hypocrisie, la mienne et celle des autres, solidarité et sympathie pour une personne ou pour un groupe, rébellion contre les lois dépassées et anachroniques par rapport au monde d'aujourd'hui, effroi devant les événements qui bouleversent la vie des peuples... ». Pour cette fable, datée de 1948, De Filippo souhaitait plus précisément « dire que la vie est un jeu et que ce jeu a besoin d'être soutenu par l'illusion... et que chaque destin est relié au fil d'autres destins dans un jeu éternel ». À travers les intrigues d'une comédie remarquablement construite, La Grande Magie utilise ainsi la métaphore fantastique et poétique pour naviguer entre illusion et réalité.
Situé dans une station balnéaire sur la mer Tyrrhénienne dans les années 1930, l'hôtel Métropole abrite son lot de vacanciers livrés au farniente estival. Parmi eux, un couple mal assorti formé par Calogero et Marta Di Spelta, dont le séjour va être perturbé par l'arrivée du magicien Otto Marvuglia. Au cours d'un spectacle, celui-ci fait disparaître Marta dans un sarcophage truqué, sous les yeux de son mari qui ignore son infidélité conjugale. Un stratagème, qui, avec la complicité de l'illusionniste et de ses comparses, permet à l'épouse volage de fuir avec son amant Mariano D'Albino. Cette « disparition » va durer quatre années, durant lesquelles Calogero, sous l'influence de Marvuglia, traversera doutes et angoisses, pour finir par accepter la suggestion insensée du magicien lui soutenant que sa femme est enfermée dans une modeste boîte. Emporté par une forme de folie, Calogero trouve ainsi dans le refus du réel et du temps le moyen de justifier sa propre déchéance. La réapparition de Marta, après un ultime artifice, ne fera que renforcer son besoin d'illusion, nécessaire pour le protéger d'une réalité trop cruelle et l'aider à assumer sa condition d'homme. Autour de Calogero et d'Otto, la pièce fait place à plusieurs personnages d'origine et de statut social différents, confrontés à des degrés divers à un quotidien difficile ou au drame. Une manière pour l'auteur d'évoquer l'Italie en crise après la Seconde Guerre mondiale tout en s'inscrivant, entre farce et tragédie, dans la tradition du théâtre populaire. Créée à Trieste en novembre 1948, la pièce reçu un accueil mitigé qui laissa son auteur insatisfait et amer, au point qu'il refusa de la reprendre.
Intéressé depuis plusieurs années par la pièce, Giorgio Strehler en donne une nouvelle version en juin 1984 au Piccolo Teatro de Milan. Pour lui, « dans La Grande Magie, il y a une thématique, des inventions, des prémonitions, une façon de devancer l'époque, même du point de vue stylistique, qui font de cette comédie quelque chose d'exceptionnel ». Sa mise en scène éclaire avec subtilité l'œuvre d'Eduardo de Filippo et lui confère la résonance pirandellienne qui lui était attribuée. En associant deux versions du texte – manuscrite et publiée –, le metteur en scène rend ainsi justice à un auteur qu'il considère comme l'un des plus importants du théâtre italien du xxe siècle. Le spectacle connaît un immense succès en Italie. Directeur de l'Odéon-Théâtre de l'Europe depuis 1983, Strehler reprend ce spectacle en langue italienne à Paris le 6 janvier 1987, avec de très légères modifications en conservant la distribution d'origine – Franco Parenti, Renato De Carmine, Eleonora Brigliadori, dans les rôles principaux – et le décor d'Ezio Frigerio.
En France, deux recréations de La Grande Magie, dans l'excellente traduction de Huguette Hatem, ont retenu l'attention. Le 30 septembre 2008 au Grand T de Nantes, le metteur en scène Laurent Laffargue aborde l'œuvre dans le prolongement de sa création précédente, Les Géants de la Montagne de Pirandello, dans laquelle il met en évidence les similitudes entre les deux pièces dans le questionnement du théâtre et de l'illusion. Dans la scénographie architecturée et mobile de Philippe Casaban et Eric Charbeau, la représentation estompe les frontières entre la comédie et le drame et, si elle pèche parfois par manque de rythme ou excès de clarification, elle trouve dans les interprétations de Georges Bigot (Calogero) et de Daniel Martin (Otto) des accents révélateurs des enjeux de la pièce.
Pour son entrée au répertoire de la Comédie-Française au printemps de 2009, La Grande Magie est particulièrement bien servie par la mise en scène brillante de Dan Jemmett. Au cœur du décor astucieux et évolutif de Dick Bird – qui échappe à une localisation illustrative dans son rapport au théâtre – le spectacle plein de verve et d'allant ménage les effets et navigue avec bonheur à travers les problématiques de la fable. Le metteur en scène anglais met en lumière avec vivacité et acuité les nuances de la dualité du réel et de l'illusion, ou de leur fusion rendue nécessaire par « le jeu de la vie ». Cette réussite joyeuse est aussi le fruit de l'ensemble des onze comédiens de la troupe du Français au meilleur de sa forme, qui fait preuve d'une belle unité autour de Denys Podalydès, fin et émouvant Calogero Di Spelta, et d'Hervé Pierre, parfait en Otto Marvuglia, illusionniste douteux et manipulateur à l'allure méphistophélique. Une fête du théâtre qu'Eduardo de Filippo n'aurait sans doute pas désavouée.
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Écrit par
- Jean CHOLLET : journaliste et critique dramatique
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