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LA CONTREVIE, Philip Roth Fiche de lecture

Une mise en scène du moi

Dans La Leçon d'anatomie, on demandait à Zuckerman, lors d'une interview, s'il pensait que son écriture avait encore un avenir à l'époque postmoderne de John Barth et de Thomas Pynchon. Philip Roth a finalement écrit ici sa « métafiction », sur le mode de Letters (1979) de John Barth ou de Mulligan Stew (1979) de Gilbert Sorrentino. Mais le lecteur de Henry James qu'il est a trop la mémoire des textes pour ne pas remonter à la source de ce mode romanesque. La Contrevie, c'est sa version du roman « moderniste » anglais par excellence : Point contrepoint, d'Aldous Huxley, lui-même inspiré par Les Faux-Monnayeurs de Gide.

À la différence toutefois d'une machinerie ludique qui tournerait à vide, comme Letters de John Barth, La Contrevie est plus qu'un jeu de trompe-l'œil. Comme pour García Márquez ou Rushdie, elle représente plutôt le seul mode par lequel explorer aujourd'hui qui « je » suis. À partir d'une identité clivée, oscillant entre acquiescement et rébellion, Philip Roth a construit son couple de frères : Abel et Caïn, Jacob et Esaü, mais aussi Abott et Castello. Ces « deux nigauds » qu'il allait voir au cinéma dans les années 1940, il les a soumis à une expérience de laboratoire en les faisant voyager chacun vers des lieux fabuleux, situés aux antipodes l'un de l'autre, mais à équidistance de son lieu d'origine, Newark. Henry va en Israël ; Nathan, comme Henry James, fait son aliyah à lui vers l'Angleterre des gravures du xixe siècle ou des tableaux de Constable. Chacun s'invente un passé fictif. L'un devient Hanoch, l'autre va épouser Maria : le monde est soudain rempli de Zuckerman « flambant neufs ». Mais le terreau de la mémoire reste le pavé de Newark, le Ruppert Stadium, l'immeuble de Hunterdon Street où leur grand-mère lavait à genoux le parquet. Chacun, dans ce repli fœtal, s'évade vers une anti-terre nabokovienne : terre promise ou verte contrée. Comme Huckleberry Finn s'échappait vers l'Ouest, chacun rêve d'une nouvelle nativité dans un monde où la nature restaurerait son « je » intégral au lieu de l'identité divisée dont il a hérité. Et Nathan de déclarer à Henry : « À voyager en des sens inverses, nous avons réussi dans notre âge mûr à nous établir à égale distance de notre origine. La morale que je tire de cela, confirmée par notre duel verbal de vendredi soir, quand j'ai stupidement demandé pourquoi tu ne m'avais pas abattu, est que la famille n'existe finalement plus. » La Contrevie se clôt sur une « coda » d'une gravité vraiment « nouvelle » chez Philip Roth : une méditation sur la circoncision comme marque non d'une appartenance mais d'une dépossession et d'un écart originel ; l'inscription de la lettre dans la chair vive, le signe que, dès qu'on est expulsé du ventre pastoral, le « je » non seulement appartient à un autre, mais « est » un autre, inscrit dans la culture et l'histoire. C'est de cet exil dans les signes, de cette mise en scène du moi à travers la réfraction des « histoires » possibles, que rend compte La Contrevie.

— Pierre-Yves PÉTILLON

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Écrit par

  • : professeur de littérature américaine à l'université de Paris IV-Sorbonne et à l'École normale supérieure

Classification

Pour citer cet article

Pierre-Yves PÉTILLON. LA CONTREVIE, Philip Roth - Fiche de lecture [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 14/03/2009

Média

Philip Roth - crédits : Bob Peterson/ The LIFE Images Collection/ Getty Images

Philip Roth

Autres références

  • ROTH PHILIP (1933-2018)

    • Écrit par
    • 1 798 mots
    • 1 média
    La Contrevie (1987), pourtant, approfondit la réflexion sur le double et ses jeux de miroir. Le couple dédoublé est constitué cette fois par deux frères : Nathan et son aîné Henry. Henry est le bon fils, celui qui a tout fait « comme il faut ». L'autre, Nathan, est le « sale gosse » incapable de se...