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BOLÉT JORGE (1914-1990)

Jorge Bolét s'est trompé d'époque. Modelé par les plus grands maîtres du début du xxe siècle, il était sans doute – avec Claudio Arrau, bien sûr – l'ultime représentant du grand style romantique. Hélas ! quand il se lance dans la carrière, le public, lassé des excès et des facilités dont abusent de moins talentueux que lui, se détourne de cette école glorieusement illustrée par Sergueï Rachmaninov, Guiomar Novães, Benno Moiseiwitsch, Josef Lhévinne... Il n'a d'oreille que pour l'intérieure rigueur de l'esthétique germanique dont il redécouvre alors les beautés. Comment aurait-il pu reconnaître le génie très particulier d'un pianiste que de prenantes activités professorales et diplomatiques éloignaient en outre fréquemment de la scène ? Pendant plusieurs décennies, Jorge Bolét est resté un parfait inconnu.

S'il naît à La Havane, le 15 novembre 1914, il optera plus tard pour la nationalité américaine. Ses professeurs au Curtis Institute de Philadelphie, entre 1926 et 1935, sont les plus marquants du xxe siècle : Josef Hofmann, Leopold Godowsky et son gendre David Saperton, Moriz Rosenthal. Pendant deux ans, il achève sa formation musicale à Paris et à Vienne, avec notamment Emil von Sauer, qu'il ne reconnaîtra cependant pas comme son maître le plus influent. De retour aux États-Unis, il s'initie avec Fritz Reiner à la direction d'orchestre. Jorge Bolét fait alors de discrets débuts américains mais commence surtout une double carrière de professeur et de diplomate. Il est assistant de Rudolf Serkin au Curtis Institute (1939-1942), enseigne à l'Indiana School of Music (1968-1977), puis à l'université de Bloomington, avant de succéder, en 1977, à Rudolf Serkin comme directeur du Curtis Institute. Cela ne l'empêche pas d'être attaché culturel de l'ambassade de Cuba à Washington (1942-1945), ni même de prendre en 1946 les responsabilités de directeur musical du quartier général américain à Tōkyō. Ce dernier poste lui permet de diriger en première audition japonaise Le Mikado, opérette de Gilbert et Sullivan. En 1960, c'est lui qui double Dirk Bogarde, qui incarne Liszt dans le film Song without End. Bien que son répertoire soit essentiellement consacré a Liszt et à Chopin, il assure néanmoins la création des concertos pour piano de John La Montaine et de Joseph Marx, ainsi que celle de la Troisième Sonate pour piano de Norman Dello Joio. Les silences de cette chronologie montrent cruellement quelle fut la longueur de sa traversée du désert. Il faudra attendre ce fameux récital à Carnegie Hall, en 1972, et, surtout, le compte rendu enthousiaste de Harold C. Schonberg, critique principal du New York Times, pour qu'il sorte enfin, à plus de cinquante-huit ans, d'un tenace anonymat. Il fera alors applaudir, dans les pages romantiques qu'il affectionne, un jeu aérien et transparent que magnifient les tempos souvent très retenus. Les concerts sont parfois de qualité inégale mais toujours demeure le talent unique d'un maître trop tard reconnu qui disparaît à Mountain View, en Californie, le 16 octobre 1990.

« Tous les génies que j'ai entendus étaient insolemment libres. Oui, il m'arrive de changer des accords ou de rajouter des arpèges comme dans la Paraphrase sur Norma de Liszt. » Des libertés avec le texte, certes – Vladimir Horowitz se permettait lui aussi ces privautés avec les partitions –, mais aussi, et surtout, une immense liberté créatrice sans laquelle la musique ne saurait survivre à l'époque qui l'a vue naître. Et, dans cet art que l'on a pu croire définitivement perdu, Jorge Bolét montre de somptueuses qualités : un toucher digne de celui d'Alfred Cortot, une virtuosité phénoménale, un sens souverain de la polyphonie et des plans sonores, une allure qui touche à la noblesse.[...]

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Pierre BRETON. BOLÉT JORGE (1914-1990) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )