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KADARÉ ISMAÏL (1936- )

Une œuvre de combat

Pour un auteur, ne pas se soumettre aux injonctions du réalisme socialiste équivalait à émettre, un message contestataire. Le refus du réalisme, la tristesse hivernale permanente, l'absence de héros, les fins malheureuses, le réel illisible, l'absence de haine, le repli dans le passé, le temps cyclique en opposition à « la marche de l'Histoire », le pessimisme foncier, le pouvoir considéré comme une des manifestations du mal sont autant de thèmes qui montrent l'opposition de Kadaré à cette doctrine. L'essentiel, peut-être, est que l'écrivain ne tint aucunement compte des interdits qui frappaient la mythologie et les légendes, fort riches en Albanie, et dont il fit l'ossature de son œuvre. Il parvint ainsi à élargir l'horizon d'attente très restreint des lecteurs en développant une écriture chargée d'allusions et de transpositions, et en projetant sur toutes les époques qu'il évoque la situation tyrannique que connaissait son pays. De plus, il sut habilement profiter des ruptures avec l'U.R.S.S. et la Chine pour élaborer une critique réversible : car, en vitupérant le grand modèle d'hier, il dénonçait le système albanais qui en était l'exacte copie.

Kadaré est aussi poète. Bien qu'il considère cette activité comme secondaire, il faut souligner que certains poèmes furent des ébauches réussies de romans à venir. L'écrivain reconnaît sans ambages que des vers de circonstance lui ont permis de payer un « tribut » au régime, condition nécessaire pour poursuivre son œuvre. Il a également rédigé des études sur Migjeni (1990), Eschyle (1985), Dante (2006) et Hamlet (2007), ainsi qu’un essai sur l’Albanie, La Discorde (2013). Non sans humour, enfin, il tenta de réparer la perte des deux tragédies d'Eschyle, la première et la dernière de la trilogie de Prométhée, avec son unique pièce de théâtre, Mauvaise Saison sur l'Olympe (1996).

L'œuvre romanesque de Kadaré est donc paradoxale, car elle s'est efforcée d'exister dans un contexte extrêmement défavorable. Sa première caractéristique est d'avoir été bâtie et diffusée au sein même de la dictature, sans jamais prendre l'aspect d'une activité clandestine. Cependant, la satisfaction d'avoir élaboré « un contre-chant funèbre » face à la trompeuse antienne stalinienne ne console pas le romancier. Il estime son œuvre « gravement abîmée » par les contraintes de la tyrannie. En dépit de ces constatations, il n'en demeure pas moins que, par ses ouvrages, il est parvenu à donner de l'Albanie une autre image que celle d'un pays confiné dans un dogmatisme grotesque ou en butte à des malversations mafieuses. Ismail Kadaré, incontestablement, a fondé la première grande œuvre albanaise, qui connaît un rayonnement international, en obligeant la dictature à le tolérer.

— Jean-Paul CHAMPSEIX

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Écrit par

  • : professeur agrégé, docteur en lettres modernes, habilité à diriger des recherches en littératures comparées

Classification

Pour citer cet article

Jean-Paul CHAMPSEIX. KADARÉ ISMAÏL (1936- ) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Ismail Kadaré - crédits : Dan Porges/ Getty Images

Ismail Kadaré

Autres références

  • LA POUPÉE (I. Kadaré) - Fiche de lecture

    • Écrit par Jean-Paul CHAMPSEIX
    • 996 mots
    • 1 média

    Ismaïl Kadaré a souvent parlé de lui-même. Il a transposé dans Chronique de pierre son enfance et dans Le Crépuscule des dieux de la steppe ses années d'études à l'institut Gorki de Moscou. Toutefois, il parle davantage des situations – la guerre et la nocivité du réalisme socialiste...

  • ALBANIE

    • Écrit par Anne-Marie AUTISSIER, Odile DANIEL, Universalis, Christian GUT
    • 22 072 mots
    • 9 médias
    ...construire l'Albanie nouvelle. La littérature devient un instrument de propagande pour le parti, aux prescriptions duquel tout écrivain se doit d'obéir. Ismaïl Kadaré, né en 1936, émerge comme une figure qui a pu sauvegarder la création littéraire à travers maints subterfuges et symboles que les censeurs...
  • LE CRÉPUSCULE DES DIEUX DE LA STEPPE, Ismaïl Kadaré - Fiche de lecture

    • Écrit par Jacques JOUET
    • 1 210 mots
    • 1 média

    « Chez nous, la parole donnée, la bessa, est quelque chose d'absolu, et la violer est la plus grave des ignominies [...]. On dit que même le chêne, s'il trahit la confiance qu'on lui a faite, voit ses branches se dessécher », affirme l'écrivain albanais Ismaïl Kadaré...

Voir aussi