HISTOIRE DE LA CARTE NATIONALE D'IDENTITÉ (P. Piazza)
Histoire de la carte nationale d'identité (Odile Jacob, 2004) entraîne le lecteur dans le dédale des décisions et des retournements dont elle a été l'objet en France pendant plus d'un siècle. Même si la carte nationale d'identité est intimement liée à l'État, son avènement n'est pas l'expression d'une toute-puissance de celui-ci, qui se déploierait sans entraves.
La volonté des services de police de savoir « qui est qui » et « d'où il vient » n'est pas nouvelle. Le passeport intérieur et le livret ouvrier existaient avant la IIIe République. Dans le dernier tiers du xixe siècle, la France subit d'importants changements démographiques. La France des bourgs et des villages, où tout le monde se connaît, se défait peu à peu. L'exode rural vers les villes concerne 5,2 millions d'habitants entre 1851 et 1891. La population devenant plus mobile et plus concentrée, la police ne peut plus accomplir sa tâche de surveillance avec la même efficacité.
L'élaboration de nouveaux outils de connaissance et de contrôle d'une population composée de plus en plus d'anonymes devient donc une préoccupation d'État. C'est dans ce contexte que la police entame progressivement et, à certains égards, laborieusement la mutation qui la conduira à devenir une police de contrôle après avoir été une police de surveillance.
Les outils nouveaux de ces nouvelles missions sont élaborés par des personnalités qui sont à la croisée de la science, de l'administration et de la police. En France, c'est Alphonse Bertillon, créateur de l'anthropométrie, qui, en 1882, depuis son poste de chef de service de l'identité judiciaire à la préfecture de police de Paris, promeut l'idée que la mesure du corps peut être ce point d'appui infalsifiable qui permettra enfin à la police de reconnaître de manière certaine un criminel. En Argentine, Juan Vucetich, chef du bureau d'identification de La Plata, développe un autre genre d'anthropométrie : la dactyloscopie. Cette technique qui étudie les dessins des extrémités digitales palmaires est fondée sur l'hypothèse que leur grande variété peut être ramenée à quatre types fondamentaux.
En France, la population des nomades, puis celle des étrangers dont l'effectif a doublé en dix ans – ils sont un million en 1880 – font l'objet de toutes les attentions. Des projets d'encartement qui n'ont plus seulement pour objectif de ficher les criminels naissent alors grâce à la photographie qui, à partir de 1872, est utilisée par les services de la préfecture de Paris et permet de mettre en place pour la première fois de vastes dispositifs de contrôle fondés sur le couple fichier-cartes. Cependant, l'hétérogénéité de l'administration et la dispersion des moyens interdisent pendant longtemps une efficacité des contrôles sur une grande échelle.
C'est avec la loi du 16 juillet 1912, qui autorise le contrôle des nomades en attribuant à chacun d'entre eux un carnet, que la police bénéficie pour la première fois d'un instrument rationalisé et fiable. Pendant la Première Guerre mondiale, celui-ci sera étendu à tous les étrangers présents sur le territoire français. Alors que les propositions et les demandes d'un encartement généralisé de tous les Français sont régulièrement formulées après 1918, il faudra attendre les derniers jours de la IIIe République pour que la carte d'identité préfectorale, prévue dès 1935, entre enfin en application dans le cadre de la mobilisation générale. Auparavant, seule l'initiative de la préfecture de police de Paris, en septembre 1921, qui institue une carte d'identité de Français, avait permis de montrer le surcroît de fiabilité pour la police et la simplification des démarches administratives pour les habitants.
Le régime de Vichy hérite donc du problème de la généralisation de la carte d'identité de Français. Les autorités allemandes ne tardent pas à l'exiger pour tous les Français de plus de 16 ans. Pour le régime de Vichy, ce projet est le moyen d'affirmer sa souveraineté et de redéfinir la communauté nationale. D'emblée, la collaboration du ministère de l'Intérieur avec le Service de la démographie nouvellement créé pour René Carmille donne à voir l'ambition du régime de totaliser, puis de suivre constamment le film de l'existence de chaque Français. René Carmille, auteur du projet, recevra la direction du Service national de statistique, qui concentrera tous les moyens statistiques et démographiques du pays. On lui doit également l'invention et la mise en œuvre du numéro d'identification à treize chiffres. Ce dernier permet, au moyen de sa première composante (les chiffres 1 et 2 désignent le sexe de la personne), de ficher également les Juifs en leur réservant les chiffres 3-4 et 5-6. Une structure de traitements automatisés au moyen de cartes perforées sera d'ailleurs créée à cette fin. Pour la première fois, un service statistique adjoint à son traitement anonyme des données la possibilité de traiter des fiches individuelles et nominatives retraçant la biographie de chaque personne : c'est la création du « Bulletin no 4 ». Cette vaste entreprise de rationalisation statistique et policière, qui sera un des emblèmes du régime, ne fera l'objet que d'une application partielle en 1943, dans quelques départements considérés comme « sensibles », tant les moyens financiers et matériels manquent rapidement à l'État français.
Héritières des outils de rationalisation forgés par le régime de Vichy, les Républiques d'après-guerre n'auront de cesse de s'en démarquer tout en s'en servant quotidiennement. Tous les débats concernant la mise en œuvre de l'outil informatique ont pour arrière-plan l'héritage de Vichy et sa tentation liberticide du fichier total permettant à la fois de contrôler l'identité de chacun et de connaître sa biographie.
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Écrit par
- Jean-Claude BUSSIÈRE : philosophe
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