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BAUCHAU HENRY (1913-2012)

Dialogue avec le mythe

Ouverte par la poésie, véritable laboratoire de l'œuvre et point de réancrage continu (il en rassemblera en 1995 les textes sous le titre emblématique d'Heureux les déliants), la production littéraire d'Henry Bauchau a tout d'abord cru trouver son public par le théâtre. Gengis Khan (1960 ; la pièce sera montée en 1961 par Ariane Mnouchkine), puis La Machination (1969) mettent en scène des conquérants contraints d'en rabattre sur leur soif d'infini comme sur la violence de leurs pulsions, fussent-elles libératrices. Bauchau inaugure ainsi dans la fiction la dialectique entre dionysiaque et apollinien qui trouvera sa plus pure fable dans le récit Diotime et les lions (1991). Le chemin qui mène au rôle majeur accordé aux femmes dans la transformation des valeurs du monde et du jeu de l'Histoire s'accomplit avec Antigone (1997), roman qui assure à son auteur l'audience qu'il attendait jusqu'alors.

La régénération individuelle et l'insertion dans des collectivités humaines plus harmonieuses que celles auxquelles ont conduit le xxe siècle et le mode de penser occidental, s'acquièrent au terme de détours labyrinthiques qui constituent la trame des récits de l'auteur, et mettent les personnages aux prises avec le mythe du héros. Chaque livre comporte de soudaines réémergences de la violence historique et/ou individuelle. L'histoire d'Orion dans L'Enfant bleu ou du narrateur de La Déchirure accentuent ce dernier pôle alors que Le Régiment noir ou Mao Dzé Dong (1982) plongent dans le précédent. Loin d'être univoque, normé et constamment maître de soi, le sujet se voit aux prises avec la complexité et l'ambiguïté humaines. L'Œdipe de Bauchau l'incarne en majesté : ayant renoncé au pouvoir, il met plus de dix ans à dépouiller le vieil homme et à atteindre l'assomption de Colone. Il y advient par l'errance, l'art, les femmes et le dénuement, comme par le rôle de Clair-Chantant qui était celui de ses origines. Il a rencontré le peuple des Hautes Collines, civilisation aux antipodes de celle qu'il fit prévaloir à Thèbes. Alors, il peut entrer dans le dépouillement qui permet l'ouverture à autrui et à soi et indique une autre culture que celle de l'âge des Titans, dont Bauchau craint l'avènement. Le sujet bauchalien ne dénie ni n'avilit le désir. Dans La Dogana (I967), l'Amant de décembre « dénude la ville de sa gloire vénielle/car la femme et le temps sont dans la défaillance/admirable de l'être ».

L'œuvre d'Henry Bauchau se situe donc, aussi bien à l'écart de la tradition littéraire que de la modernité telle qu'elle se radicalise dans la fragmentation ou le nihilisme. Elle mêle poèmes brefs et narratifs et débouche toujours, au finale, sur une ouverture qui est comme une résurrection du sujet au sein du monde. Cette re-naissance, elle l'accomplit dans une prose toujours lisible mais complexe qui multiplie jeu des pronoms, instances ou modes narratifs. Œdipe sur la route est fait de récits de récits. L'Enfant bleu joue à l'infini du « on », qui résonne par ailleurs dans le nom du personnage. La Déchirure fonctionne sur des rétroactions constantes.

Ainsi se dessine un « Je » pluriel cherchant à esquisser celui qui pourrait bien être notre avenir – fait typique de ce que proposent les grands textes des littératures francophones, toutes issues d'Histoires brisées, non monumentalisables –, et à laisser transparaître les constellations impérieuses d'un écrivain. Son œuvre donne en outre à lire une part de son laboratoire, ces Journaux dans lesquels Bauchau consigne lectures, avancées et reculs d'écriture, mais aussi cette matière des rêves qui irrigue tellement ses textes et s'y laisse lire. La Grande Muraille[...]

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Écrit par

  • : directeur des Archives et du musée de la Littérature, Bibliothèque royale Albert-Ier, Bruxelles

Classification

Pour citer cet article

Marc QUAGHEBEUR. BAUCHAU HENRY (1913-2012) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 14/03/2009

Médias

Henry Bauchau - crédits : Frederic Souloy/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Henry Bauchau

Henry Bauchau, le mythe et l'Histoire - crédits : AFP

Henry Bauchau, le mythe et l'Histoire

Autres références

  • ANTIGONE (H. Bauchau) - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 312 mots
    • 1 média

    Dès « L'Archer », poème écrit en 1950, Henry Bauchau évoquait le « roi sourd endormi dans le champ des rameurs, et l'aveugle écoutant à la proue des navires, le rêveur exilé de l'histoire du vent ». Cette image annonçait une patiente progression en compagnie d'Œdipe et d'Antigone, qui s'est...

  • BELGIQUE - Lettres françaises

    • Écrit par et
    • 17 494 mots
    • 5 médias
    ...l'époque de la question royale, ni celle, tout aussi noircie à souhait, de ses adversaires, mais bien celle d'un homme qui, comme l'Œdipe sur la route de Henry Bauchau, advient à lui-même et au monde au moment où il est sorti de l'Histoire par l’abdication. Cette considération, l'écrivain ne manque pas...