DÜRRENMATT FRIEDRICH (1921-1990)

Friedrich Dürrenmatt irrite et déconcerte. Sans cesse il se dérobe ou répond par une boutade : « Je n'ai pas de biographie. » Rien de moins impersonnel pourtant que cette œuvre qui, par la variété des tons, la rondeur et l'aisance du style, la débauche de l'invention impose bien au contraire, comme massivement, sa présence. Ce qui frappe chez Dürrenmatt, c'est le mélange de vivacité et de lourdeur : ce Suisse allemand est épais, mais retors ; les pensées sont volontairement schématiques quoique diaboliquement habiles ; les personnages, quasi inébranlables dans leur pesanteur charnelle, s'agitent comme des marionnettes. Le comique ne craint pas d'être gros et ne lésine pas sur les effets burlesques. L'imagination, chez Dürrenmatt, est volontiers à l'aise dans le colossal. La farce enveloppe facilement l'univers et l'histoire universelle : le mythe grec, l'Empire romain, Babylone, la Réforme, la guerre de Trente Ans, l'Occident capitaliste. Socialisme, capitalisme, humanisme, christianisme, etc., deviennent réalités vivantes sur la scène, réduisant leurs représentants à une existence somnambulique. Il y a chez Dürrenmatt du Gargantua et du Claudel.

Dürrenmatt se voulait de notre temps. Il s'en fit le juge et le bourreau. Féroce dans la satire sociale et politique, il sonna l'alarme et prédit la double mort de l'homme : sa mort spirituelle avant sa mort physique dans la conflagration planétaire qui nous menace. Dürrenmatt alliait la véhémence du moraliste au détachement du joueur. Son œuvre est la manifestation d'une vision baroque du monde.

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Dürrenmatt refusait l'engagement et le message. Il affirmait la primauté du jeu. L'histoire, les hommes, les idéologies, les morales deviennent la nourriture de cette activité purement ludique : le théâtre. À la question de Brecht : « Le théâtre peut-il aider à changer le monde ? » Dürrenmatt répondit en pulvérisant et l'art, à qui il dénia toute fonction, et la vie, qu'il caricatura. À moins que, comme l'« ironie » des romantiques allemands, la gratuité du jeu, le paradoxe, le jeu du hasard ne soient la seule façon qui nous reste de faire éclater l'absurdité du monde contemporain tout en démythifiant la littérature qui prétend en rendre compte.

Le chaos et ses conséquences sur le plan dramatique

Friedrich Dürrenmatt est né en 1921 d'un père pasteur à Konolfingen en Suisse. Il est mort à Neuchâtel en 1990. Son œuvre est l'expression à la fois d'un sentiment quasi religieux de l'absurde et d'une inquiétude propre aux générations d'après-guerre. Du sentiment d'avoir été épargné naît chez ce Suisse d'origine une inquiétude sur l'avenir et le sentiment de bénéficier d'un sursis.

La vision du chaos et l'inquiétude existentielle

<it>La Visite de la vieille dame</it>, F. Dürrenmatt - crédits : RDB/ Ullstein Bild/ Getty Images

La Visite de la vieille dame, F. Dürrenmatt

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Chez Dürrenmatt, le monde est perçu d'abord comme effritement et chaos : une ville ravagée par la guerre et la famine, Les Anabaptistes (Die Wiedertäufer, 1947) ; un empire à la veille de la capitulation sans condition, Romulus le Grand (Romulus der Grosse, 1re version, 1948 ; 2e version, 1956) ; la guerre civile et la révolution, Le Mariage de M. Mississippi (Die Ehe des Herrn Mississippi, 1950) ; la misère des invalides de guerre, Stranitzky et le héros national (Stranitzky und der Nationalheld, 1952) ; la petite ville de Gullen menacée par la ruine, La Visite de la vieille dame(Der Besuch der alten Dame, 1956) ; un krach bancaire et le crépuscule des gangsters, Frank V, opéra d'une banque privée (Frank V, Oper einer Privatbank, 1958). Guerres, révolutions, crises économiques, faillite de l'État – à quoi Dürrenmatt ne cessait d'opposer le calme trompeur d'une Suisse invariablement idyllique – mettent en péril l'existence individuelle.

Dans La Visite de la vieille dame, le héros lit dans les mille améliorations de la vie quotidienne son arrêt de mort. Au prix d'un crime, la petite ville cède à la tentation du confort matériel. La rentabilité devient la mesure de la moralité.

Les mots, les religions, les idéologies sont des paravents qu'on manipule, et, derrière cette façade branlante, il y a l'argent, la réalité des rapports économiques que Dürrenmatt met brutalement à nu dans Frank V, satire macabre des milieux de la banque, un peu à la manière de Brecht dans L'Opéra de quat'sous. Pour Brecht, les gangsters sont des bourgeois. Dürrenmatt est plus direct : les bourgeois sont tout simplement des gangsters.

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Déclin de Rome et danger germanique dans Romulus le Grand, entendons déclin de l'Occident et danger russe, entrée dans l'ère atomique avec la peur à l'échelle planétaire dans Les Physiciens (Die Physiker, 1962) : Dürrenmatt affectionnait les périodes de transition ; elles préparent un écrasement toujours plus grand de l'individu au profit du collectif ou annoncent, comme disait Ossietzky, « le temps du poteau de torture aseptisé ». La Visite de la vieille dame, c'est aussi l'histoire d'une asphyxie : les structures sociales étouffent progressivement toute réaction individuelle. Le héros ne périt pas avec un sursaut tragique, il s'enlise.

La fin du tragique

Dans ses Problèmes du théâtre (Theater-probleme, 1954), important ouvrage théorique, et dans sa Conférence sur Schiller (Vortrag über Schiller, 1959), Dürrenmatt prit position contre Brecht et Schiller, auteurs « sentimentaux » qui croient à la possibilité d'agir sur le monde et au pouvoir de l'idée. Chez Brecht, il est vrai, le destin qui broie l'individu est concret, nommable, et l'homme peut dire non, par la grève et l'action politique. Pour lui, seule la victime est anonyme. Chez Dürrenmatt, au contraire, c'est le destin qui est anonyme, général et hypothétique. Dürrenmatt ne croit plus à la responsabilité individuelle. « Dans cette fin de partie de la race blanche, il n'y a plus ni coupables ni responsables. Personne n'y peut rien et personne ne l'a voulu. » C'est la fin de la tragédie, car, aujourd'hui, ce sont « les secrétaires de Créon qui règlent le cas Antigone ».

La conséquence de cette vision du monde est double ; elle est d'ordre esthétique : nous ne méritons plus que la comédie ; elle est d'ordre moral et individuel : il faut tenter de survivre sans chercher à rendre le monde meilleur.

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La Visite de la vieille dame, F. Dürrenmatt

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