DÉVIANCE, sociologie
Le terme est tardivement dérivé de dévier, forgé au xive siècle à partir du bas latin deviare pour signifier « s'écarter du droit chemin, d'un principe, d'une règle ».
La référence à une règle permet de distinguer d'emblée la déviance d'autres formes de non-conformité. On peut s'écarter de positions valorisées sans transgresser aucune règle, par l'effet d'une pathologie, d'un héritage ou d'un choix : « l'idiot du village », celui qui embrasse ou reçoit de sa famille une option religieuse ou politique peu répandue quoique licite. Plus simplement encore, la non-conformité peut être d'ordre purement statistique : ainsi des yeux ou des cheveux clairs au sein d'une population qui les a sombres. Ces trois non-conformités sont très éloignées : l'une renvoie à la règle, l'autre au type, la troisième à la moyenne. Si la première est une déviance, les autres sont des différences.
Cependant, un glissement de l'une à l'autre n'est pas inimaginable. Quand tout va bien, on accepte les différences... on aura rapidement fait de les soupçonner si tout se détraque. Le différent est, plus qu'un autre, exposé à la suspicion de le faire exprès, de faire sécession ; sa loyauté paraît facilement suspecte. Le glissement fonctionne aussi en sens inverse. On peut réduire la déviance à la différence : facile à détecter, celle-ci signale alors la déviance – qui peut être moins facilement visible. C'est le rêve « physicaliste » sans cesse récurrent : « le mauvais porte le mal sur sa figure ». Autre avantage plus subtil : si déviance et différence se confondent, celle-là n'est plus l'effet d'un choix que peut faire chacun de nous, c'est la conséquence d'une différence, d'une altérité... le mal devient extérieur à nous ; voilà le monde bien simplifié et chacun bien rassuré. À cette facilité, le monde savant lui-même résiste malaisément : témoin la récurrence de l'explication par le penchant (« il commet des actes déviants par l'effet d'un penchant à la déviance »)... que l'on cherche à repérer en relevant des différences.
La parade consiste à ne pas chercher de substantialité dans la déviance, à la traiter comme un concept vide – la violation d'une norme quelle qu'elle soit – et à faire ricocher l'analyse sur ce qui a été transgressé. Pour éviter à la déviance de sombrer dans l'océan des différences, on se tourne vers la norme : la déviance est défaut d'obéissance sociale, elle n'est pas nécessairement dissonance, pathologie, différence.
Le mot norme – attesté depuis le xiie siècle mais rare jusqu'au xixe – évoque la norma, l'équerre de l'architecte. La norme – ou règle (si certains juristes tentent de distinguer l'une de l'autre pour tenter de placer la règle de droit en dehors ou à côté des normes sociales, on les utilise le plus souvent l'une pour l'autre, justement pour affirmer que la règle juridique fait partie des normes sociales) – se dit d'un modèle de représentation et d'action ou, pour le dire autrement, d'une attente standardisée de comportement. Mais toute régularité comportementale, comme se lever à sept heures chaque matin, ne témoigne pas de l'obéissance à une norme : elle peut traduire seulement l'existence d'une routine. Le normatif se compose de manières de penser ou d'agir, mais définies socialement, prescrites et sanctionnables. Paradoxalement, cependant, une norme pèse d'autant plus efficacement sur les comportements qu'elle a été intériorisée sous forme d'habitude ; c'est la leçon de concepts comme la « conscience pratique » d'Anthony Giddens ou l'« habitus » de Pierre Bourdieu.
Pour imposer une norme, il faut être en mesure de sanctionner les conduites non conformes : l'univers normatif est expression de pouvoir et d'inégalité, d'asymétries structurelles de domination... mais la norme est faite de sens autant que de force : elle impose un ordre, mais aussi elle le décrit ; plus exactement, elle en trace les frontières. Elle le fait négativement, en sanctionnant les non-conformes : un ordre social ne se dit qu'en creux. De l'ordre lui-même, il n'y a rien à dire, on ne peut en parler – et l'imposer – qu'en s'attachant aux « dés-ordonnés », à ceux qu'on proclame hors des limites de l'ordre. Que l'action collective ne surgisse pas de la seule convergence des intérêts, qu'elle suppose aussi la contrainte de règles, la figure du free rider de Mancur Olson en témoigne : si chacun doit y gagner, son seul intérêt le pousserait à rester inerte en laissant les autres supporter le poids de l'entreprise.
Que l'éventualité d'une sanction constitue la signature de la norme – donc de la déviance – ne signifie pas pour autant qu'on puisse la réduire à son aspect catégorique. La norme doit se distinguer aussi du caprice brutal : sa réception comme légitime explique le mystère de l'obéissance sociale. Aussi manifestation de force soit elle, la norme n'est pas quelque chose de purement unilatéral : elle doit encore être reçue par celui à qui elle est destinée.
Considérer une norme comme légitime ne garantit pas pour autant qu'on la respectera à tout coup, qu'on s'interdira toute déviance. Dès qu'il y a norme sociale, s'ouvre la possibilité d'une conduite non conforme. La loi scientifique, celle des phénomènes « naturels », ne supporte pas la transgression ; elle est invalidée, du moins en principe et il faut chercher une formulation différente du vrai ou du probable. Au contraire, la violation de la norme sociale ouvre seulement une possibilité de sanction. Souvent même, c'est l'irruption d'une sanction qui permet de reconnaître qu'il y a norme. Ces normes ne constituent pas seulement le décor où se joue la vie sociale, les acteurs sociaux tentant de les utiliser à leurs fins, selon la pesée des occasions et de leurs intérêts. La règle est une ressource pour des usages forcément multiples. Le jeu social est d'abord jeu avec la règle du jeu, et pas seulement de la part des dominants, même s'ils peuvent mobiliser davantage de ressources.
En tout cas, dans chaque société coexistent de multiples normativités comme le rappelle Émile Durkheim dans Leçons de sociologie (1950). De là découle une pluralité de déviances... chaque norme a la sienne. On a avancé de multiples raisons à la déviance ; chacune convient assez bien à la situation particulière pour laquelle on l'a formulée, mais sa généralisation est le plus souvent décevante. C'est que la prégnance normative varie considérablement selon les époques et les situations (Philippe Robert, Le Citoyen, le crime et l'État, 1999). Dans des sociétés où les relations sociales sont structurées par une contrainte de proximité, où la plupart n'ont commerce qu'avec leurs voisins, il est malaisé de s'affranchir des normes (informelles) des communautés locales. Dès qu'il devient aisé de nouer des relations régulières au-delà de son voisinage immédiat, alors les relations sociales éclatent en réseaux partiels qui n'exigent de leurs membres que des loyautés partielles. La norme juridique institutionnalisée prend ainsi davantage d'importance, mais son hétéronomie affaiblit sa prégnance sur les comportements ; son autorité dépend pour beaucoup de l'appui qu'elle reçoit ou de la résistance que lui opposent des normes moins formalisées mais plus directes. C'est ce qui explique l'attention portée aux conflits de normes. Par ailleurs, la pesée des intérêts et celle des occasions prennent alors une place plus importante dans la constitution des déviances.
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Écrit par
- Philippe ROBERT : directeur de recherche au C.N.R.S.
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