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DÉCURIONS & CURIALES

Le centurion ne commande pas à cent hommes ; de même, le décurion n'est en aucune manière le supérieur de dix soldats. Dans les institutions romaines, ce titre, en fait, est employé dans deux contextes très différents. Dans la cavalerie auxiliaire, il désigne le sous-officier qui se trouve à la tête d'une turme, seizième partie d'une aile (unité d'environ 500 combattants).

Mais on parle surtout de décurions à propos de la vie municipale sous le Haut-Empire. Ce mot s'applique aux personnages les plus aisés de la cité, que l'on appelle souvent de manière anachronique les « bourgeois », auxquels il vaut mieux réserver le terme de « notables ». Le choix d'un vocable unique ne doit d'ailleurs pas cacher une réalité mal connue, même des spécialistes : ce groupe social présente une assez grande diversité, et la richesse est loin d'être également répartie entre ses membres dont certains se trouvent bien près de la plèbe.

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Du point de vue économique, ils résident en ville, mais l'essentiel de leurs fortunes est constitué par des terres ; le célèbre « moissonneur de Mactar », connu par une inscription et qui s'est enrichi au début du iiie siècle, montre bien l'importance des biens fonciers dans ce milieu. Leurs propriétés sont en général confinées aux limites d'une cité (ceux qui s'étendent au-delà peuvent entrer dans l'ordre équestre ou au Sénat). Certains commercialisent eux-mêmes leur production ; quelques-uns sont négociants, armateurs, naviculaires ; d'autres possèdent plusieurs ateliers, assurant une production artisanale, voire « industrielle », adjectif qui s'applique peut-être, par exemple, à la céramique de La Graufesenque, en Gaule. Ces cas incitent les chercheurs à penser que la richesse, dans l'Antiquité, n'était pas exclusivement foncière ; il semble assuré que les villes produisaient elles aussi des biens, mais certains historiens contestent encore cette affirmation.

C'est dans le cadre de la vie municipale que s'emploie le terme de « décurions ». L'ensemble de l'Empire était organisé en cités, les unes de statut pérégrin (étranger), les autres, colonies ou municipes, de droit romain. Chacune était régie par des institutions bien connues, une assemblée populaire, une autre plus restreinte et des magistrats. L'ordre des décurions est le conseil aristocratique qui préside aux destinées de la collectivité ; il est constitué notamment par les anciens magistrats et ceux qui sont en exercice, et c'est lui qui détient le vrai pouvoir local par le vote de ses décrets. Pour y entrer, il faut donc en principe avoir été élu au moins une fois comme questeur, édile ou duumvir, ce qui implique que l'on a fait une campagne électorale avec des discours et des promesses (évergétisme).

Les décurions forment un ordre (ordo) : l'appartenance à leur groupe se définit par des règles juridiques. L'État impose des critères de cens (environ 100 000 sesterces), limite leur nombre à quelque cent membres et leur accorde des privilèges (insignes et places réservées au théâtre) ; la reconnaissance de ce statut se traduit au moment du census, une sorte de recensement quinquennal, par l'inscription sur un album (on possède ainsi la liste des notables de Canusium pour l'année 223). Ces exigences renforcent le principe d'hérédité, mais on connaît des exceptions, comme le « moissonneur de Mactar », déjà mentionné, et qui était un parvenu.

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La crise du iiie siècle entraîne, dans ce domaine également, des modifications qui s'expriment d'abord dans le vocabulaire : petit à petit, on prend l'habitude d'appeler « curiales » les anciens décurions. Mais l'essentiel est ailleurs. L'État, en raison des guerres, a besoin d'argent : il confie aux notables municipaux le soin de prélever des impôts qui sont d'une lourdeur croissante, et il se décharge sur eux d'une part de ses responsabilités. Dès la fin du iie siècle était apparue une commission de dix membres recrutés au sein du Conseil et chargés de faire fonction de percepteurs. Au ive siècle, l'honneur est devenu une charge (honos-munus). Les curiales doivent donc jouer un double rôle : d'une part, ils assurent la rentrée des revenus de l'État, dont ils sont responsables sur leurs propres biens, et cette fonction les ruine et les rend odieux aux yeux de tous (Salvien les traite de « tyranneaux ») ; d'autre part, ils doivent continuer à pratiquer l'évergétisme, la générosité à l'égard de la collectivité. Ils essaient d'échapper à leurs charges en entrant dans le clergé, au Sénat, ou même en fuyant dans le désert.

Mais la loi les attache à leur fonction et leur impose avec rigueur l'hérédité : l'ordre devient caste. Il n'est même plus demandé d'avoir été magistrat (on trouve de très jeunes gens au sein de l'assemblée), et le cens est abaissé : il suffit de posséder vingt-cinq jugères (6,5 ha) pour devenir de fait curialis, ce terme devenant synonyme de propriétaire (possessor). Cette dignité est rabaissée : dans l'ordo salutationis, une inscription de Timgad en Numidie, elle vient en queue de liste. Toutefois, le conseil municipal présente une grande diversité : quelques-uns de ses membres conservent une certaine aisance, ou même accroissent leurs biens. Et tous gardent un prestige certain : ils se situent entre les plébéiens et les sénateurs. L'assemblée dirige de plus en plus la vie municipale, et les magistrats ne sont que ses délégués ; mais à la fin du ive siècle, elle se trouve subordonnée au curateur de cité, le contrôleur du budget.

Son histoire suit l'évolution des politiques impériales. Constantin accroît la rigueur contre les déserteurs. Julien, au contraire, allège les charges et essaie d'augmenter la dignité : l'album de Timgad montre que les curiales occupent une nouvelle place dans la société. Mais, après 363, la répression devient de plus en plus sévère et Valentinien instaure un defensor, avocat des plus humbles, les tenuiores.

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Sous le Haut-Empire, le pouvoir politique et les notables se confortaient réciproquement. Sous le Bas-Empire, l'État lamine avec méthode cette « classe moyenne » : les riches sont de plus en plus riches et de moins en moins nombreux ; les pauvres n'en sont pas moins pauvres pour autant.

— Yann LE BOHEC

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  • ROME ET EMPIRE ROMAIN - Le Haut-Empire

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    ...fonctions avec sérieux et compétence. Reconnaître leur valeur n'est en rien diminuer celle du corps des sous-officiers. Entre ces derniers, il n'existe guère de différence : la cavalerie obéit à des décurions, sauf celle des légions qui, comme l'ensemble des fantassins, est subordonnée à des centurions.

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