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DE LA DESTRUCTION COMME ÉLÉMENT DE L'HISTOIRE NATURELLE (W. G. Sebald)

Invité en 1997 à l'université de Zurich, W. G. Sebald choisit comme sujet de ses conférences la « Guerre aérienne et [la] littérature ». Le texte légèrement remanié parut en Allemagne deux ans plus tard sous le même titre (De la destruction comme élément de l'histoire naturelle, trad. P. Charbonneau, Actes Sud, Arles, 2004). L'auteur pouvait-il prévoir que ses essais, souvent mal interprétés, allaient ouvrir un vaste débat non seulement sur la place réservée par les écrivains allemands de l'après-guerre à la dévastation du territoire allemand, mais aussi à l'espace dévolu dans la mémoire collective aux victimes civiles allemandes des bombardements et des expulsions des territoires de l'est du Reich ?

Remarquant que la justification stratégique et morale des bombardements aériens illimités lancés par les Alliés sur les villes allemandes n'a jamais été abordée par les écrivains allemands de l'après-guerre, Sebald fait observer qu'un peuple « qui avait assassiné et exploité jusqu'à la mort des millions d'hommes était dans l'impossibilité d'exiger des puissances victorieuses qu'elles rendent des comptes sur la logique d'une politique militaire ayant dicté l'éradication des villes allemandes ». Mais il rappelle en même temps l'apathie relevée par certains dans les mois qui suivirent la capitulation de l'Allemagne – Max Frisch ou Alfred Döblin par exemple.

Apathie et amnésie trouvent leur expression dans la volonté d'éliminer les ruines encore fumantes pour construire un monde nouveau, comme si, écrit Sebald, « la destruction totale [n'apparaissait] pas comme une aberration totale, mais comme la première étape d'une reconstruction réussie ». L'Allemagne s'adonne à la reconstruction, avec héroïsme, en taisant l'éradication des grands centres urbains, comme elle tait les crimes nazis.

Sebald est catégorique : la littérature d'après-guerre n'a pas comblé le déficit de transmission historique. Même dans la littérature des ruines, la Trümmerliteratur, dont l'enjeu principal était de montrer, comme l'a formulé Heinrich Böll, « ce que nous avons trouvé à notre retour », Sebald ne voit qu'un « instrument adapté à l'amnésie individuelle et collective, vraisemblablement régulé par des processus plus ou moins conscients d'autocensure et destiné à occulter un monde dont le sens échappe. » Il conteste la démarche des écrivains, en particulier le « réalisme critique » des écrivains du Groupe 47, qui, dit-il, ont voulu donner du sens à ce qui en est privé, écrire le mythe de la destruction totale, voire thématiser l'éradication dans une fiction romanesque « obscène ».

Échappent à cette critique les œuvres de Hermann Kasack (La Ville au-delà du fleuve), et de Hans Erich Nossack (L'Effondrement), comme celles, quelques décennies plus tard, d'Alexander Kluge, et bien sûr L'Europe en ruines de Hans Magnus Enzensberger. Dans une écriture précise et responsable, ces textes transmettent la catastrophe de façon « objective et sensible » et remplissent pleinement les critères esthétiques que Sebald s'est imposés dans son œuvre narrative. On peut s'étonner cependant de la sévérité qu'il montre à l'égard d'Arno Schmidt (Scènes de la vie d'un faune), qualifié de « bricoleur du dimanche » qui s'attaque à la littérature « sa scie à chantourner à la main ». Il est tout aussi étonnant qu'il n'ait pas accordé une seule ligne à Gert Ledig : Die Vergeltung parut en 1956, et sombra dans l'oubli jusqu'à sa réédition en 1999 (trad. franç. Sous les bombes, 2003). Sebald s'en est expliqué par la suite, avançant que – le titre lui-même, littéralement « les représailles », a pu avoir[...]

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Écrit par

  • : directrice de l'association Les Amis du roi des Aulnes, traductrice

Pour citer cet article

Nicole BARY. DE LA DESTRUCTION COMME ÉLÉMENT DE L'HISTOIRE NATURELLE (W. G. Sebald) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

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