CE QUE DÉCLARER LES DROITS VEUT DIRE : HISTOIRES (C. Fauré)
La célébration du deuxième centenaire de la Révolution française a suscité la publication de très nombreux ouvrages, notamment sur la signification et la portée de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen adoptée par l'Assemblée nationale le 26 août 1789. En consacrant, en 1988, une première étude à ce sujet, Christine Fauré participait à ce vaste mouvement de réflexion sur les origines de la société démocratique. Avec Ce que déclarer les droits veut dire : histoires (P.U.F., Paris, 1997), elle élargit considérablement son domaine d'investigation et donne une lecture nouvelle des énoncés qui, bien avant d'être intégrés dans les cadres juridiques de la supranationalité, marquèrent la naissance des États-nations.
Le renouvellement de l'interrogation sur cette question apparaît dès l'examen entrepris par l'auteur du rapport qu'entretiennent Déclaration et Constitution, aux États-Unis d'abord, en France ensuite. Une modélisation s'opère à travers l'espace américain, à partir de la Déclaration des droits de l'État de Virginie du 12 juin 1776 : sept États reprirent, en les altérant ou en les accentuant, les termes de cette Déclaration entre septembre 1776 et juin 1784. La formulation de ces droits renvoie certes toujours à la partition du public/privé et à la relation qui unit l'individu à l'État. C'est la place qu'elle occupe dans l'économie générale du texte qui lui donne une signification différente : « Lorsque la Déclaration est encadrée par la Constitution, on peut penser que le lien institué par la Déclaration est moins fort que la soumission à la loi ; lorsqu'elle [la] précède, on peut conclure à une antériorité des droits de l'homme sur le pouvoir constitutionnel. » Le repérage des diverses constructions textuelles permet ainsi à Christine Fauré de mettre en évidence un balancement entre déclaration des droits, énonciation des maximes d'une part, constitution politique et organisation du pouvoir d'autre part.
L'analyse du dispositif américain, qui comprend, outre la Déclaration des droits de l'État de Virginie, la Déclaration d'indépendance et le Federal Bill of Rights, fait naître deux autres questions. La première a trait au rôle précis qu'ont respectivement joué dans cette mise en place institutionnelle les constituants George Mason, Thomas Jefferson et James Madison, comparé à la part prise par différents comités dont l'action est généralement passée sous silence. On s'aperçoit que ces attributions symboliques permettent, en fait, de dédouaner les textes des signes trop évidents de leur empirisme et de contribuer puissamment à les faire respecter. La seconde concerne l'attitude adoptée par les législateurs américains face aux précédents anglais, de la Grande Charte au Bill of Rights de 1689, en passant par l'Habeas Corpus Act de 1679. Pour les fédéralistes, la Constitution américaine rompait avec la tradition anglaise ; une déclaration des droits fondamentaux s'imposant à l'ensemble de la fédération était inutile. Les antifédéralistes prenaient en revanche la défense des droits des citoyens contre le pouvoir fédéral. Ainsi que l'observe l'auteur, cet affrontement contribua à fixer la représentation d'un pouvoir constituant séparé de l'action des législateurs, et qui leur était supérieur.
En France, l'association d'une définition des droits individuels et du fonctionnement de pouvoirs constitués fait l'objet d'une identique mise en perspective historique. Le précédent américain s'y trouve relativisé, en dépit des relations de La Fayette avec Jefferson et de la bonne connaissance que les constituants avaient des lois républicaines des anciennes colonies anglaises. Le sentiment d'une discordance entre une république nouvelle et une vieille monarchie à laquelle les Français restaient majoritairement attachés était trop vif. « C'est donc dans la singularité concrète et immédiate de la situation historique qui entoura la déclaration des droits, qu'il faudra chercher les éléments constitutifs de son efficacité. »
Mais l'avertissement de Tocqueville est ici opportunément rappelé : « La Révolution française ne sera que ténèbres pour ceux qui ne voudront regarder qu'elle » ; il conduit Christine Fauré à discerner la tradition derrière l'innovation. Le droit de remontrance des parlements se profile ainsi à l'arrière-plan de la Déclaration de 1789. Ce qui était pour le chancelier d'Aguesseau « une barrière placée entre la puissance publique et la liberté des peuples » ne cesse de se renforcer au xviiie siècle où les remontrances se multiplient. Ces dernières sont alors moins des conseils que l'expression d'une volonté opposée à celle du roi, et donc une forme d'appropriation de la parole royale. Rattachée à un courant coutumier et protestataire ancien, la Déclaration des droits de l'homme manifeste aussi le transfert opéré par les constituants de ce que l'on désignait, dans un diplôme royal, sous le nom de préambule ou d'exposé des motifs, et elle témoigne, par la même, d'un semblable dessein d'appropriation de la volonté souveraine.
La répétition de l'acte déclaratif est une particularité du cas français. Elle dévoile, avec le laconisme des principes, la structure d'un discours qui s'épuise au fil des bouleversements institutionnels de 1793 à l'Empire. Elle s'accompagne d'une politique de propagande et d'une pédagogie des valeurs qui recourent, sur le plan iconographique, au symbolisme religieux. Elle prend, en 1848, la forme d'un Préambule à la Constitution qui reconnaît « des droits et des devoirs antérieurs et supérieurs aux lois positives ». Entre-temps se déroule « la série européenne des déclarations des droits », plus ou moins originales, sauf dans les États allemands où l'on reprocha aux révolutionnaires français d'avoir donné une législation raisonnable à des hommes sur qui la raison n'avait pas encore prise.
Appliquée à la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, la démarche analytique et historique de l'auteur fait apparaître, derrière la volonté de supprimer l'antagonisme entre droit naturel et droit positif, d'une part, des contingences semblables aux précédentes (hésitations sur la forme à adopter, poids des circonstances, tensions entre instances) et, d'autre part, le conflit latent ou manifeste propre à ce dernier cas « entre pacte et emblème », qui met aux prises Eleanor Roosevelt, présidente du bureau de la commission où ne figure aucun Européen, à part René Cassin, représentant de la France à cette même commission. Le négatif a changé : dans la représentation du mal que la Déclaration doit conjurer, le « barbare » et « l'atrocité » ont remplacé le « tyran » et la « privation de liberté ». Mais la difficulté fut redoublée : « La volonté de rendre exécutoire le texte de la Déclaration universelle n'aboutit pas dès sa proclamation, le texte de 1948 fut privé d'application contraignante et les pactes se firent attendre longtemps ». Et le problème de l'exercice effectif d'un pouvoir déterritorialisé demeure toujours posé.
Reste la question du contenu de ces déclarations et de la fonction qu'on peut leur assigner. Si Bentham a pu dénoncer, dans ses anarchical fallacies, l'incohérence et l'emphase, les généralisations abusives et l'irréalisme profond des dix-sept articles de la déclaration française des Droits, on doit observer, avec John Langshaw Austin, pertinemment cité par l'auteur, que ces « énoncés performatifs » ne visent pas à l'affirmation d'une vérité, mais à la transformation d'une situation donnée. Ces textes opèrent, en fait, comme relais entre l'individu et le pouvoir contraignant de l'État. Ils facilitent la soumission des citoyens aux normes d'un système politico-légal, et permettent l'adhésion des hommes aux valeurs d'une éthique universelle.
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Écrit par
- Bernard VALADE
: professeur à l'université de Paris-V-Sorbonne, secrétaire général de
L'Année sociologique
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